Décidément, à quoi carburait cette bonne femme ? Les flics de la PJ n’en avaient pas assez de leurs journées pour, le soir, se gaver encore de trucs gore ?
Au-dessus d’un haut bahut en pin, sur la droite, l’éclat bleuté d’un pistolet attira son regard. Du bout des doigts, il tira sur le holster en cuir.
Sur le côté, une pochette fermée avec un bouton pressoir. À l’intérieur, une clé minuscule, qui ouvrait sans doute un coffre, ou un casier personnel au commissariat. Il la remit à sa place et sortit le Sig Sauer 9 mm de son étui. L’arme glissa dans le creux de ses mains. À vingt deux ans, il n’avait jamais tenu un tel engin, et en ressentit une étonnante sensation de puissance. Il retourna le semi-automatique, le soupesa, se surprit à viser une lampe de chevet, une paupière baissée.
Un « Pan ! » filtra entre ses dents. Quel sacré revolver ! Non, pas « revolver », mais pistolet, sans barillet. La seule chose qu’il connaissait sur les flingues, à force de s’abrutir de séries télé. Sig Sauer, chargeur 15+1. Était-il chargé, justement ? Cette folle s’en était elle déjà servi, du côté de Lille-Sud ou dans les coins chauds de Roubaix ?
Il se sentit soudain mal à l’aise. Ce jouet pouvait tuer. Il le rengaina et le repositionna exactement à la même place. Henebelle n’y verrait que du feu.
Il allait examiner l’intérieur du bahut, mais une armoire au vitrage teinté, calée dans un renfoncement, retint son attention. Il s’accroupit, voulut en ouvrir la porte. Verrouillée. Il plaqua son front sur le carreau. À l’intérieur, une masse ovale… Il n’arrivait pas vraiment à voir ce que c’était. Un machin d’apparence bizarre, en tout cas.
Un tas de photos traînaient sur le meuble. Il les parcourut rapidement du regard. Sur l’une d’elles, Henebelle, gamine, une dizaine d’années, encadrée par ses parents. Fille unique, apparemment, et vieux pas bien riches, à en juger par leurs fringues et la façade de leur pavillon en crépi usé. Une fille d’ouvrier, de travailleur à la chaîne, à tous les coups. Aujourd’hui elle devait se sentir toute puissante, avec son uniforme… Anthony gloussa, puis s’intéressa aux autres clichés. Les jumelles avec une glace à la crème, les jumelles à la mer, les jumelles dans leur bain… Chose certaine, elle aimait ses bambins.
Il s’intéressa de nouveau à l’armoire. Qu’avait-elle à cacher là-dedans ? Un orteil ? Une oreille ? Un doigt coupé ?
Il fallait trouver la clé. S’agissait-il de celle à l’intérieur de la ceinture de cuir ? Une clé qu’elle devait utiliser souvent, puisqu’elle la gardait en sûreté, auprès d’elle. Une clé qu’elle ne voulait pas perdre, ni laisser traîner n’importe où.
Sauf que, ce soir…
Il posa le holster sur la couette et récupéra le petit morceau de métal. Quand il le pressa dans sa main, il marqua un temps d’hésitation. Pouvait-il violer l’intimité de cette femme à ce point ? Bah ! Il garderait cet écart de conduite pour lui. Quand on fabrique des décodeurs pirates, on sait rester discret.
La clé s’enclencha à la perfection dans la serrure.
Tandis qu’une vague d’angoisse montait dans sa gorge, il écarta lentement la vitre et saisit une large feuille plastifiée.
Une radiographie. Ou, plus précisément, une échographie.
Il s’approcha de l’ampoule du plafonnier et se mit à observer en détail sa trouvaille. On pouvait distinguer une tache transparente et deviner une forme en haricot. Ou plutôt, deux formes.
Des jumeaux.
Il haussa les épaules. Sa déception était immense. Alors, c’était que ça ? La simple photographie des deux fillettes avant leur naissance ?
Il se pencha de nouveau et découvrit une deuxième échographie, qu’il ne prit pas le temps de consulter. Parce que, derrière, se dressait quelque chose.
Quelque chose d’inimaginable.
Son visage se tordit en une infâme grimace.
9.
Lucie se frotta les paupières. Le chauffage de sa vieille Ford peinait à supprimer la buée à l’assaut du pare-brise. Le mois précédent, des crétins avaient cassé l’antenne radio sur le toit et, cerise sur le gâteau, des gouttelettes perlaient à présent à l’intérieur de la voiture. Avec son salaire de lieutenant et les primes, elle avait cru pouvoir vivre plus aisément que dans son petit pavillon de Malo-les-Bains. Mais Lille était une ville chère, et les loyers hors de prix. Sans compter les frais de nourrice qui mangeaient plus du tiers de ses revenus. Alors, pour une nouvelle voiture, elle pouvait toujours rêver…
Une demi-heure qu’elle roulait en direction de Valenciennes. La pluie ne faiblissait pas. Au loin, elle aperçut enfin les lumières d’un périmètre de sécurité. Elle s’approcha encore. Des pompiers et des gendarmes, trempés comme des gardiens de phare. Derrière eux, deux véhicules encastrés, œuvre de gomme et de métal plissé.
Lucie se gara sur le bas-côté, derrière une autre voiture, et boutonna son caban jusqu’au cou. Elle récupéra une lampe dans son coffre et un K-way qu’elle déploya au-dessus d’elle. Elle se dirigea en courant vers un pompier.
— Lucie Henebelle ! Police judiciaire de Lille !
L’homme tendit le bras en direction de la forêt.
— Par là ! cria-t-il. En face, à trois cents mètres ! Il y a un collègue à vous !
— Et l’accident ? Que s’est-il passé ?
— Une branche, sur la route ! Véhicules en choc frontal ! On désincarcère encore !
— Des morts ?
— Deux ! Je vous laisse ! On n’a jamais vu un temps pareil ! On est débordés depuis hier !
Lucie enfila son K-way. Une dizaine de personnes s’activaient, d’autres, quelques mètres plus loin, observaient. Silhouettes sombres enfoncées dans la nuit. Il en fallait toujours, à proximité des accidents. Des consommateurs de morbidité, venus de nulle part.
À la lueur de sa lampe, elle s’engagea sur un chemin boueux à travers les arbres. Que faisait-elle là, loin de ses gamines ? Tout était allé si vite.
Elle pensa au calvaire qu’avait dû vivre Manon, paumée, incapable de se repérer, avec cette seule phrase au creux de sa main : « Pr de retour ». Peut-être de l’automutilation. Pour se forcer à fuir. Et comprendre la raison de cette fuite.
Lorsqu’elle parvint au refuge, ses rangers et son jean étaient noirs de boue. Greux discutait avec deux gendarmes en uniforme, à l’abri sous le porche de la cabane. Lucie les salua en retirant son K-way. Elle secoua ses cheveux et tenta de s’égoutter au mieux.
— Attention où vous mettez les pieds, la prévint l’un des gendarmes au moment où elle poussait la porte.
À peine pénétra-t-elle à l’intérieur qu’elle aperçut comme une mer ondoyante, jaune et rouge. Elle s’immobilisa.
— Des allumettes, fit Greux qui la suivait, une puissante torche à batterie à la main. Je ne pense pas en avoir utilisé autant dans toute ma vie de fumeur.
Les petits morceaux de bois tapissaient les trois quarts de la surface du sol. Combien y en avait-il ? Des milliers ?
Dans un angle de la pièce, Lucie repéra des cordes. Elle releva la tête. Sur le mur de gauche, cette phrase peinte en rouge, avec une substance qui ressemblait à du sang : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »
Lucie remarqua des traînées de boue sur le côté.
— Ce sont eux qui ont piétiné ? murmura-t-elle.
— Bah ouais, répliqua le major. Ils ont débarqué un peu avant nous, mais ça va, ils ont fait gaffe, ils ont pas trop pourri l’endroit. La scène est intacte.
— Et toi ? Tu es venu seul ?
— Vous avez pas vu Adamkewisch sur la route ? Il est resté près de l’accident. Il y a deux morts, il essaie de voir s’il n’y a pas de rapport avec tout ce bordel… Même si c’est improbable… Enfin, vous le connaissez, toujours à fourrer son nez partout…