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BERNARD PIVOT

La mémoire n'en fait qu'à sa tête

à Raymond Lévy

homme et ami mémorable

Ricochets

On s’arrête tout à coup de lire. Sans pour autant lever les yeux. Ils restent sur le livre et remontent les lignes, reprenant une phrase, un paragraphe, une page. Ce peut être pour la beauté, pour l’intelligence, pour l’humour, pour l’originalité de ce que l’auteur a écrit et qu’on a envie de relire sans attendre.

Ce peut être aussi parce que le passage nous a paru obscur et qu’on aimerait comprendre avant d’aller plus loin.

Ce peut être encore parce que ces mots, tout à coup, interpellent notre mémoire, la titillent ou se cognent contre elle.

N’avons-nous pas vécu une scène proche de celle que l’écrivain vient de raconter ? N’avons-nous pas connu un personnage fort ressemblant à celui dont on nous décrit les faits et gestes ? Et quand ce personnage, c’est nous-même mêlé aux souvenirs d’un autre, comment ne pas juger utile ou amusant de préciser ou de commenter ?

Cette attitude, cette manie, cette obsession, cette fantaisie, n’est-ce pas aussi la nôtre ? Cette idée n’est-elle pas installée sous notre chapeau depuis longtemps ? À moins que nous ne l’ayons toujours combattue. Ce mot, ce simple mot, ne nous évoque-t-il pas notre enfance, un livre, une querelle, des vacances, un voyage, la mort, des plaisirs soudain revenus sur nos lèvres ou courant sur la peau…

Bref, plus je vieillis, plus mes lectures sont ponctuées d’arrêts commandés par ma mémoire. Elle n’est pourtant pas la partie la plus vaillante de ma petite personne. Imprévisible et capricieuse, elle aime bien cependant déclencher sur moi des ricochets semblables à ceux obtenus par ces petites pierres plates que je faisais rebondir sur la surface étale des étangs et des rivières de mes jeunes années.

Ces ricochets, profession oblige, sont le plus souvent littéraires. Ou, plutôt, relevant de la vie littéraire. Les mains de la plupart des écrivains évoqués ont lâché le stylo. De mes ricochets ils ne feront pas de ricochets. Ç’aurait été plaisant et m’aurait rappelé les concours que nous faisions au bord de l’eau, comptant le nombre de fois où la pierre rebondissait jusqu’à ce que, à bout de force, elle disparût.

La mémoire n’en fait qu’à sa tête. C’est pourquoi elle interrompt aussi mes lectures pour des bagatelles, des sottises, des frivolités, des riens qui sont de nos vies des signes de ponctuation et d’adieu.

La gifle

De mon père je n’ai reçu de gifle qu’une seule fois. Comme Jean d’Ormesson. Il avait six ans. Son père était ministre plénipotentiaire à Munich. « Je suis installé au balcon de la légation et je regarde défiler derrière un drapeau rouge avec une drôle de croix noire dans un cercle d’argent une troupe de jeunes gens qui chantent — très bien — sous les applaudissements de la foule. Entraîné par l’allégresse générale, j’applaudis à mon tour. Et, surgi soudain par surprise derrière moi, je reçois de mon père, avec beaucoup de douceur, la seule gifle qu’il m’ait jamais donnée », Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.

Moi, j’avais une douzaine d’années et la gifle ne fut pas tendre. Les colères de mon père se remarquaient d’autant plus qu’elles étaient très rares. Ce jour-là, après le déjeuner, chez des amis, à la campagne, il était exceptionnellement furibard. D’une magnifique reprise de volée, j’avais expédié le ballon dans une fenêtre de la cour de la ferme. Les vitres avaient explosé. Mon père aussi. Dix minutes auparavant, il m’avait interdit de jouer au football avec un de mes camarades, craignant pour les fenêtres et pressentant que, si un pied avait la maladresse d’être fort adroit, ce serait le mien. Bien vu.

Ma gifle est la sanction d’une désobéissance réfléchie. Celle de Jean d’Ormesson punit une réaction spontanée. Autant ma gifle est d’une grande banalité, autant celle du petit d’Ormesson est insolite. On peut même la qualifier d’historique, reçue sur le balcon d’une légation, devant un défilé de jeunes hitlériens. Le fils du ministre plénipotentiaire n’a pas fait politiquement le bon choix, mais il est déjà, à l’âge de six ans, un témoin de l’histoire du XXe siècle. Le courroux paternel est une leçon républicaine et un visa pour le chroniqueur des temps à venir.

Par comparaison, ma gifle est beaucoup plus modeste et surtout moins signifiante. Elle ne me détournera pas de ma passion pour le football. Elle me retiendra à l’avenir de taper dans un ballon à proximité des fenêtres, des baies et de ces balcons où de petits privilégiés de naissance préparent leur avenir.

De l’exactitude

Le prince de Ligne : « J’ai fait attendre des empereurs et des impératrices, mais jamais un soldat. » Simon Leys qui fait cette citation ajoute que le maréchal autrichien et écrivain de langue française « traitait ses sujets et subordonnés avec une courtoisie qui venait du cœur », Le Studio de l’inutilité.

Rendez-vous médicaux exceptés, l’antichambre ou le salon d’attente en dit long sur la personne qui occupe le bureau d’à côté. Quand le visiteur doit lanterner au-delà de quelques minutes, c’est le plus souvent un homme ou une femme qui a de lui ou d’elle-même une opinion très haute, qui tient l’autre pour son obligé ou son inférieur et qui entend le lui rappeler sur le cadran de sa montre. Ne pas respecter l’heure d’un rendez-vous, c’est ne pas respecter son semblable. Il n’y a pas grand-chose à attendre de quelqu’un qui nous fait sérieusement attendre.

Certes, un imprévu peut survenir qui repoussera l’entretien. Mais, le plus souvent, le responsable a pour nom désinvolture, mal chronique du retard ou cette volonté d’humilier un peu le solliciteur. Le prince de Ligne considérait ses soldats comme ses égaux. Il le leur prouvait en les recevant à l’heure dite. Ses brillants états de service lui ayant bâti une réputation de dimension européenne et son orgueil étant à la mesure, il pouvait se permettre de faire attendre les têtes couronnées et ainsi leur montrer qu’il n’était ni leur inférieur, ni leur obligé.

Mais n’est pas le prince de Ligne qui veut.

L’échelle des retards est généralement dépendante de la hiérarchie sociale.

Journaliste, j’ai toujours eu un préjugé favorable pour qui m’accordait une interview à l’heure convenue. Je jugeais d’emblée cette personne honnête et sympathique. Réflexe stupide parce que Hitler et Staline, ces deux monstres, étaient peut-être l’exactitude même.

Je me disais qu’après un quart d’heure d’attente je devrais avoir le culot et le courage de lever le camp. Je ne le faisais jamais. Je m’imaginais mal rentrant au journal et expliquant au rédacteur en chef que je n’avais pas l’entretien espéré parce que le ministre, l’écrivain ou le metteur en scène m’avait fait poireauter trop longtemps. « Mais pour qui vous prenez-vous ? » m’aurait-il dit avec raison.

En 1988, Paris Match m’avait demandé d’interviewer les trois principaux candidats à l’élection présidentielle. Jacques Chirac m’avait reçu à l’heure, Raymond Barre avec cinq minutes de retard, François Mitterrand une demi-heure. Cela en dit cependant moins sur leur personnalité que le texte que je leur avais fait tenir pour relecture. Chirac et Barre me l’avaient retourné dans les délais, le premier sans avoir changé un mot, le second avec deux ou trois rectifications. Quant à Mitterrand il avait failli mettre en retard l’impression du numéro de Match, ayant quasiment tout récrit de sa main.