Le couronnement national et littéraire de Mauriac eut lieu à Paris, au Ritz, où son éditeur, Bernard Privat, patron de Grasset, réunit deux cents invités pour un fastueux dîner d’anniversaire. « Le sacre du dernier grand écrivain régnant… », écrit Jean-Luc Barré.
Ne voulant pas être en reste, Le Figaro décida d’offrir un cadeau à son prestigieux chroniqueur. Tous les collaborateurs du journal furent priés de verser leur obole afin que le présent témoignât d’une admiration et d’une affection collectives. Admiration, oui, affection, non : je refusai de participer à la collecte. Et m’en expliquai devant Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro littéraire, aussi peiné que scandalisé.
Chaque semaine, je commençais ma lecture du Figaro littéraire par le « Bloc-Notes » de François Mauriac. Je faisais de même quand il le publiait dans L’Express. Je recevais chaque fois une leçon d’écriture. Élégance, subtilité, art des commentaires et des digressions, choix des mots exacts, métaphores exquises, et cette manière très chrétienne de glisser des vacheries feutrées ou des compliments assassins. Même si, à mon goût, il retournait trop souvent sur sa terrasse de Malagar, les sujets qu’il abordait, politiques, historiques, littéraires, religieux — et lui, Mauriac, dans ses méditations et son égotisme de grand écrivain —, m’intéressaient presque toujours. L’auteur des Nouveaux mémoires intérieurs était un fameux journaliste.
Mais aussi un confrère distant et froid.
Souvent, Mauriac venait au rond-point des Champs-Élysées pour une visite au directeur du Figaro et, en même temps, au rédacteur en chef du Figaro littéraire. Pas une seule fois — je dis bien, pas une seule fois en six ou sept années — il ne poussa la porte du salon du premier étage où étaient réunis les rédacteurs de son journal, celui dans lequel il écrivait chaque semaine : Le Figaro littéraire. Assise à un bureau à côté des nôtres, il y avait même sa secrétaire, Armelle Roux de Bézieux, qui tapait son courrier et ses textes. Pas une seule fois, il ne vint la saluer.
Était-ce du mépris pour la piétaille du journal ? Non, il le réservait à des écrivains, tel Roger Peyrefitte, qui mettaient le feu à sa réputation et, quoique ses ennemis, étaient de son monde littéraire ou politique. Je crois qu’il n’avait pour nous que de l’indifférence. Même si nous signions des articles à la suite des siens, nous n’étions à ses yeux que les soutiers de l’hebdomadaire qui battait pavillon Mauriac.
Alors, pourquoi donner de son bon argent à un homme sans générosité ? J’entraînai quelques-uns de mes camarades dans cette petite fronde où nous ne risquions rien, sinon les regards courroucés de la direction. François Mauriac n’était quand même pas Dieu le Père, et lui refuser le denier du culte ne pouvait être considéré comme une faute professionnelle justifiant le renvoi du journal.
Jeunes journalistes au Figaro littéraire, en particulier Jean Chalon, nous étions d’autant plus sensibles à l’indifférence de François Mauriac que nous recevions, chaque semaine, la visite d’André Billy qui venait relever son courrier et qui aimait perdre son temps à nous raconter des histoires sur Apollinaire, Marie Laurencin, Léautaud, Max Jacob, sur les écrivains qu’il avait fréquentés ou approchés pendant la première moitié du XXe siècle. Ce vieil académicien Goncourt, qui tenait dans le journal une chronique dite « du samedi », était disert et charmant. Je l’aimais beaucoup. Pour ses quatre-vingts ans, en 1962, il n’y eut pas de quête au Figaro pour lui offrir un cadeau. J’aurais volontiers donné.
Les lèvres fermées
Plus âgé et plus fort que moi, le garçon me renversa sur l’un des bureaux de la classe déserte et, mes bras prisonniers de ses mains habiles, m’embrassa sur la bouche. Je sentis le contact désagréable de ses lèvres sur les miennes, fermées. Puis, se relevant, il me relâcha. Il n’avait pas l’air d’un vainqueur. Plutôt gêné par son audace, m’a-t-il semblé. Bientôt humilié de me voir tirer un mouchoir de ma poche pour m’essuyer. Sans un mot il se retourna et partit. Aussi gênés l’un que l’autre, par la suite nous n’avons jamais évoqué ce baiser interdit, volé, raté.
Durant mes cinq années d’internat, ce fut là mon seul contact avec le corps des garçons. Je ne les attirais pas et ils ne m’attiraient pas, alors qu’une affiche de cinéma représentant une pianiste en robe de soirée, les épaules nues, me chauffait le croupion pendant toute la soirée.
Nous ignorions les mots homosexualité et homosexuel. On se contentait de pédéraste et pédé. Circulait aussi le mot inverti, mais il nous paraissait savant et obscur.
Le pensionnat Saint-Louis, à Lyon, était tenu par les frères du Sacré-Cœur. Selon eux, tous les péchés de chair menaient directement en enfer, surtout la masturbation solitaire. Alors, à deux ! Qui aurait osé s’y risquer ? Personne, imaginais-je. J’en suis moins sûr aujourd’hui après avoir lu Les Feux de Saint-Elme, nom d’un internat d’Arcachon où Daniel Cordier, qui sera le secrétaire de Jean Moulin pendant la Résistance, a passé son adolescence.
Lui fut très tôt aimanté par le corps des garçons. Avec deux de ses camarades de classe pour lesquels il nourrissait de la passion, il échangea étreintes et caresses. Initié à des jeux érotiques par des aînés qui lui étaient indifférents, il ne parvint pas jusqu’à la fusion, tant espérée, tant imaginée, avec les corps des bien-aimés. Non par crainte d’être surpris, mais par peur du péché.
Les dominicains de Saint-Elme ne devaient pas être moins vigilants et sévères que les frères du Sacré-Cœur de Saint-Louis. Certains de leurs élèves parvenaient pourtant à tromper leur surveillance. Ils étaient assez malins pour trouver des cachettes à l’intérieur du collège et du temps sur leurs études et les récréations pour se donner du plaisir. Pourquoi n’en aurait-il pas été de même à Saint-Louis ?
Je n’ai jamais su qu’il y eût des Daniel Cordier, des Bob, des David. Étais-je naïf ? Aveugle ? Innocent ? Idiot ? Mes copains itou ? Il est possible que, indifférents au charme des garçons, incurieux de ces choses-là, nous n’ayons pas remarqué le penchant de quelques-uns, ni su surprendre leurs mines, leurs regards, leurs invites, peut-être leurs étreintes. Leur prudence les préservait de tout soupçon. Le non-dit avait pour meilleure alliée la hantise du scandale. Et puis la maîtrise d’un secret est souvent plus gratifiante que le plaisir éphémère de sa divulgation. Preuve en est que je n’ai fait la confidence à personne du baiser interdit, volé, raté. Ce n’est pas un hasard si j’ai oublié le prénom et le nom du garçon. Je revois son visage. Il n’était pas mal.
Les chiens de Dagobert
Dans une lettre à son ami anglais, l’aristocrate et romancier Horace Walpole, la sublime madame du Deffand a écrit : « Nous avons un dicton ici qui dit : “Quand Dagobert voulait noyer ses chiens, il disait qu’ils étaient enragés.” » Depuis 1768, année de cette lettre, Dagobert a disparu et le dicton est devenu maxime : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. »