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Il n’existe aucune photo de la première d’Apostrophes. Pas un seul photographe d’agence ne s’était dérangé, pas même un photographe de la chaîne. Dans l’enthousiasme de débuts novateurs, audacieux, mais assez brouillons, la direction technique d’Antenne 2 oublia d’enregistrer l’émission, ainsi que les suivantes. À la surprise des spécialistes, l’audience était excellente. « Les lectures de François Mitterrand », sujet de la cinquième, réunit un public considérable. Et voilà que la chance s’en mêlait : devant les protestations des professionnels du cinéma, le film de la troisième chaîne fut supprimé. La soirée du vendredi devenait plus ouverte.

La chance, c’est le marketing des dieux.

Les mots qui font des trous

« Les vrais mots de l’amour font des trous dans la page », François Nourissier, À défaut de génie.

C’est une bien jolie phrase, François, mais elle est fausse. Les mots de l’amour, fervents, ardents, et même idolâtres, ne trouent rien, pas même la page du carnet ou de correspondance. Brûlants, incendiaires, ils ne mettent pas le feu au papier. Ils sont d’un flegme ! Qui leur a appris l’impassibilité dans les bourrasques sentimentales, le sang-froid dans les élans du cœur et du sexe ?

On voudrait que les mots de l’amour ne disent pas seulement ce qu’ils sont chargés de dire, qu’ils en fassent plus, qu’ils sortent de leur sens habituel pour s’exprimer avec plus de force ou de séduction. On aimerait que ces mots qui ont la chance d’avoir été choisis pour annoncer, porter, donner de l’amour manifestent leur reconnaissance par un surcroît de glamour. Et qu’ils aient même l’initiative d’une réactivité physique : sauts de joie, écriture d’elle-même artistique, points multicolores sur les i, accents en folie, trous dans la page…

Les mots de l’amour qui sortent de la bouche, spontanés ou prémédités, prononcés avec une calme assurance ou la fébrilité de la passion, y mettent davantage du leur. Ils compensent leur fugacité par du son, de l’intonation, la modulation de l’émoi ou du trouble. Ces mots qui ont bougé la langue et écarté les lèvres sont humectés de salive. Ils ont le goût de l’haleine. Ils sont portés par le souffle. Ce sont des mots en représentation. Ils jouent sur la scène de l’intime. Eux en rajoutent dans l’émotion, dans la résonance. Ils connaissent leur pouvoir, et c’est avec une sorte d’orgueil qu’ils partent à la conquête de l’autre.

Mais ces mots de l’amour dits les yeux dans les yeux ne tiennent pas la distance. Ils se tassent dans la mémoire. Le temps les érode, surtout si dans la vie du couple les frimas gagnent chaque année sur l’ensoleillement. Arrive l’époque où l’on ne se souvient plus que d’une scène fugitive à laquelle on est bien incapable de mettre les sous-titres exacts. C’est dans la mémoire que ces mots-là de l’amour ont fait des trous.

En revanche, les mots sur le papier ont une longue existence. Si le billet, la lettre, les carnets, le journal intime n’ont pas été détruits — jalousie, haine, remords, vergogne, pudeur, volonté de repartir de zéro, les raisons ne manquent pas —, s’ils n’ont pas été perdus au cours de déménagements dus justement à d’autres déclarations d’amour, ce qui a été écrit, il y a vingt, trente ou cinquante ans, soudain renaît de l’oubli. Ce peut être démodé, un peu ridicule, risible. Ce peut être aussi beau et émouvant. L’élan est toujours vivace, la promesse vaillante. Ces vrais mots de l’amour ont vieilli dans la dignité. Le temps leur a ajouté de la mélancolie, peut-être de la contrition, une sorte de patine sentimentale. Ils ont perdu leur flegme. Ils pleurent, ils crient. François, tu as raison : ils font des trous dans la page.

Les carottes sont cuites

Antoine Blondin : « Après des semaines de réflexion, de scrupules et d’enculages de mouches, j’ai commencé un nouveau roman… », À mes prochains.

Si j’avais employé dans mes rédactions ou dans mes devoirs de philo des expressions comme « enculages de mouches », « mon œil ! », « on n’est pas sorti de l’auberge », « c’est kif-kif » ou « les carottes sont cuites », mes copies se seraient ornées d’épais traits rouges et d’appréciations sévères. Pas convenable, trop familier, vulgaire. Ces locutions n’étaient pas considérées comme du bon français. Dans un dialogue, oui, pourquoi pas, mais jamais dans un texte littéraire, de réflexion ou d’analyse.

Je me barbais à la fac de droit de Lyon et j’envisageais de plus en plus sérieusement de me présenter au concours d’entrée du Centre de formation des journalistes. Je lisais d’abondance quotidiens et magazines, en particulier, à gauche Les Lettres françaises, à droite Arts et Spectacles, en passant par Le Figaro littéraire et Les Nouvelles littéraires, c’est-à-dire toute la presse hebdomadaire culturelle. Elle a disparu. Que Dieu ait son esprit !

Un jour de 1955, je lus dans Arts une phrase de Jacques Laurent qui m’étonna beaucoup : « Le roman à thèse est celui où les carottes sont cuites au départ. » Quoi ! dans un texte littéraire — très polémique, où Laurent reprochait à Sartre et à Beauvoir d’écrire des romans à thèse — il osait utiliser une expression de popote familiale. Il aurait pu dire que dans le roman à thèse l’écrivain, ses personnages et ses lecteurs savent dès le début du livre où ils vont, qu’il n’y aura pas de suspens, pas de surprise, que tout est joué à l’avance, que ce roman est une argumentation, une démonstration et non « un miroir qui se promène sur une grande route » (Stendhal).

C’est d’ailleurs ce que Jacques Laurent explique ensuite longuement. Mais, tapant fort d’entrée, il annonce que, avant même que le romancier à thèse ne se mette à ses fourneaux, ses carottes sont déjà cuites ! Introduire un légume dans une noble querelle littéraire, c’était de la bonne cuisine qui mettait les rieurs de son côté. J’applaudissais.

Pourquoi cet heureux effet obtenu par l’emploi d’une expression populaire m’avait-il été refusé au lycée ? Je commençais à découvrir que, dans bien d’autres domaines que la langue, les adultes ne s’embarrassaient pas d’utiliser ce qu’ils nous avaient proscrit. Nos fautes devenaient leurs astuces, nos interdits leurs privilèges.

Dès lors, je me promis, moi aussi, quand l’occasion s’en présenterait, d’employer un mot familier, argotique, ou une expression populaire dans le développement d’une phrase classique où ils surprendraient. À condition, bien sûr, que l’effet en soit clair, significatif, amusant.

Entre autres écrivains d’aujourd’hui, Régis Debray et Sylvain Tesson savent surprendre leurs lecteurs en glissant un mot ou une expression canaille dans une phrase de bon aloi.

Régis Debray, constatant que bien des chercheurs et des professeurs ne citent pas ses travaux tout en les utilisant et l’ont probablement déjà oublié : « Instants d’abattement. Pointes d’aigreur. Échappées sur l’après : rien. A pissé dans un violon (c’est moi qui souligne). Ces avant-goûts de néant, quiconque atteint les années vulnérables devra les soigner dare-dare… », Un candide à sa fenêtre, Dégagement II.

Napoléon abandonna la catastrophique retraite de Russie pour rentrer en France via la Pologne. Sylvain Tesson : « Mais le rythme d’enfer du retour ne lui laissa pas le temps “d’électriser les Polonais”, lesquels, par surcroît, se gelaient les miches, ruinés par leur contribution à l’effort de guerre », Bérézina.