Si je n’y parviens guère ou, plutôt, soyons franc, si je le fais rarement, c’est parce que ce ne sera pas dans une douce proximité. Il me semble que je leur fournis plus de motifs de me blâmer que de raisons de me complimenter. Je leur prête la faculté de me suivre jour et nuit, d’être les témoins de tous mes actes, de lire mes pensées, de peser mes sentiments. Il faudrait que je sois bien sûr de mes mérites pour ne pas imaginer que, quelles que soient la pérennité de leur affection, la force de leur amour, ils n’aient pas de reproches à me faire. Leur bienveillance à mon égard n’est ni sourde ni aveugle. Ils sont restés mon père et ma mère. Non qu’ils aient été plus sévères que d’autres, mais l’adulte que je suis depuis si longtemps est plus tortueux que l’enfant, plus toxique, moins pardonnable.
Fidèles à leurs principes jusqu’à leur dernier souffle, pourquoi depuis en auraient-ils changé ? Les miens ont évolué avec le temps. Il est peu probable, même avec l’indulgence du ciel, qu’ils n’en soient pas chagrins et dépités.
Avec mes morts, j’ai une proximité tendre, mais inquiète, crispée. Mes morts sont dans ma conscience.
Un peu de snobisme
Marcel Proust : « Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais faisait croire aux naïfs, c’est-à-dire à tout le monde, qu’il en était exempt », Le Côté de Guermantes.
Ce n’est pas parce qu’il portait un nœud papillon que Jean-Jacques Brochier — qui dirigea pendant trente-cinq ans Le Magazine littéraire — était considéré comme un snob par ses camarades lyonnais. Dans la classe de philo du lycée Ampère, ils étaient seulement deux élèves à avoir lu Proust et Sartre. Ils en avaient lu suffisamment, en particulier L’Être et le Néant, pour en parler savamment avec le professeur. Comme les autres, j’écoutais bouche bée. Admiratif. Surtout jaloux. Nous nous vengions bêtement en les traitant de snobs. À nos yeux, Jean-Jacques Brochier le paraissait un peu plus que l’autre à cause de son nœud papillon.
Grâce à une crise de rhumatisme articulaire infectieux, puis à une appendicite, j’ai pu me lancer à la recherche du temps perdu, celui de Proust et le mien. C’était à mon tour de paraître snob à mes visiteurs. J’y trouvais de l’agrément et de la fierté. J’étais enfin passé de l’autre côté, dans le camp de ceux qui avaient lu Proust et qui, après un temps d’apprivoisement à son style, avaient jubilé de fréquenter une société aussi raffinée, complexe, cultivée, bavarde, amusante et snob.
C’est d’ailleurs l’abondance et le snobisme de ses « duchesses », ainsi que l’image de Proust, chroniqueur mondain au Figaro, qui avaient conduit André Gide à conseiller à Gaston Gallimard de ne pas éditer Du côté de chez Swann. Conscient de son erreur, que dis-je, de son crime, il enverra plus tard une lettre de repentance à sa victime triomphante.
Je n’ai jamais pu me défaire de cette idée stupide que Proust, quels que soient son génie et son universalité, nantit qui le cite ou s’y réfère d’une image de snob. Et pour ne pas moi-même me la coller, j’ai renoncé à des rapprochements avec Swann, Odette, Charlus, les Guermantes, madame Verdurin ou Céleste Albaret qui, parfois, me venaient sous la plume. Il y a probablement là un « complexe de classe » : issu d’un milieu tellement éloigné de la société proustienne, j’ai du mal à en paraître, non le familier, réservons cet honneur aux proustiens, mais le simple visiteur. Ce décalage social de lecteur à écrivain, je ne le ressens qu’avec Proust. Serait-ce ce qu’on pourrait appeler du snobisme à l’envers ?
Une fille bandante
Jean Echenoz : « La fille, quand même, s’est risqué Christian, on dira ce qu’on voudra, le fait est qu’elle était bandante », Envoyée spéciale.
Pourquoi, les quelques fois où j’aurais pu employer l’adjectif bandante je ne l’ai pas fait, biffant le mot et lui préférant excitante, désirable, sexy ? Ce sont des mots qui en disent moins. Plus vagues, plus hypocrites. Alors que bandante signifie précisément que la fille provoque l’excitation sexuelle de celui qui la regarde. C’est un adjectif biologique, clinique, parfaitement adapté à la situation.
Bander et bandant, ante sont qualifiés de familiers par les dictionnaires Robert. Familiers, oui, heureusement, car la famille naît, s’agrandit, de l’homme qui bande. Sans bandaison, l’espèce humaine se serait éteinte. Bandaison ne figure que dans le Grand Robert. Normal que le Grand Robert soit plus viril, plus audacieux que le Petit Robert. Mais bandaison n’est pas très joli. On pense tout de suite à une bandaison de crémaillère, qui serait une fête orgiaque dans un nouveau domicile.
Le Petit Larousse n’est pas porté sur la chose. Plutôt bégueule même. Il ignore l’adjectif bandant, ante et qualifie bander[2] de vulgaire. Il préfère être en érection, expression légitime, en effet, et plus convenable, mais de signification restreinte. Être en érection n’est qu’un état de fait, un constat, alors que bander signifie à la fois l’action et son résultat. Il y a dans le verbe une force, une impatience, un orgueil absents de l’expression, calme et tranquille.
Quant à l’adjectif ithyphallique, « qui présente un pénis en érection », il est didactique et pas très bandant.
« Plus n’en ai le croupion chaud », écrit François Villon à propos d’une femme dont il n’était plus amoureux. Plus bandante, à ses yeux. Le poète a trouvé une jolie et amusante formulation. Je m’en inspire, page 65, quand j’écris que, pensionnaire dans un collège religieux, une femme en robe de soirée sur une affiche, les épaules nues, « me chauffait le croupion pendant toute la soirée ». J’aurais pu écrire aussi qu’à l’époque et plus tard je trouvais très bandantes Martine Carol dans Lucrèce Borgia, Françoise Arnoul dans L’Épave, Jeanne Moreau dans La Reine Margot et Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme.
Rendez-vous manqué avec Françoise Sagan
J’avais lu dans une interview, genre dans lequel elle excellait par sa franchise, sa clairvoyance et le tranchant de ses formules, que Françoise Sagan avait passé une partie de la guerre à Lyon. Mon père soldat, puis prisonnier, ma mère avait quitté Lyon pour un modeste appartement dans le Beaujolais où nous avons attendu le retour de la paix et des hommes. Cela m’aurait amusé que Françoise Sagan et moi — nous avions le même âge — nous confrontions nos souvenirs d’enfants de ces années-là.
J’avais là un bon prétexte pour lui proposer de déjeuner ou de dîner ensemble, ou de prendre un verre dans un bar de la rive gauche. Onze fois elle est venue s’asseoir sur le plateau de mes émissions, onze fois je n’ai pas osé passer du professionnel au privé, craignant un refus ou une réponse dilatoire ou embarrassée.