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Un jour, dans le train, un homme m’aborde en me disant que nous étions ensemble au jubilé de Michel Platini. Je dois faire un effort pour me rappeler que j’ai participé à cette fête en l’honneur du meilleur joueur de football français.

« Rappelez-vous, vous étiez sur la pelouse, avec un micro.

— Ah, oui, bien sûr, je me revois sur la pelouse de Geoffroy-Guichard…

— Mais non, c’était au stade Marcel-Picot, à Nancy. »

Le nez dans l’assiette

Une gravure représentait un gros homme à lavallière, la tête dans son assiette, la face figée dans les pâtes et la sauce qui avaient débordé sous le choc. Il était soudain mort de gloutonnerie. Voilà ce qui risque de vous arriver, nous disait l’éducation chrétienne — aujourd’hui relayée par l’éducation laïque et diététicienne —, si vous cédez au péché de gourmandise. Vous finirez de cette manière brutale et ignominieuse si vous ne savez pas juguler la boulimie qui augmente souvent avec l’âge et le niveau de vie.

Longtemps, il m’a semblé que cette mort n’est pas aussi exécrable que les moralistes le disent. Elle a le mérite d’être rapide, sans douleur, et de se manifester dans un moment de vitalité et de plaisir. La mort à l’assiette comme il y a le service à l’assiette. Le cœur a lâché l’estomac, ce voisin, ce gouffre. On ne remettra pas le couvert. Fin de toute faim.

Réflexion faite, c’est quand même une mort trompeuse, cachée sous l’appétit de vivre. On mange pour reprendre du tonus, pour recharger la machine, et celle-ci s’arrête traîtreusement, alors qu’on la croyait comme d’habitude occupée à se goberger et à se fortifier. C’est aussi une mort peu convenable, sale, au mépris des manières de table. Imagine-t-on la stupeur du commensal ou de l’invitée, son effroi, sa gêne, devant son vis-à-vis dont la tête, sans un cri, plonge soudain dans son assiette et n’en bouge plus ? Le corps avachi, le visage barbouillé, les cheveux souillés… Non, ce n’est pas une belle mort, même pour un bouffeur, même et surtout pour un gastronome, parce qu’elle est humiliante.

Michel Crépu emploie et souligne l’adjectif humiliant : « Cette sorte de caprice fabuleux qui a jeté mon père la tête dans son potage. Qui m’en fournira le pourquoi et le comment ? Bon Dieu, est-ce que mon père méritait de se retrouver d’un seul coup avec une tête de mandrill ? Est-ce que je ne trouve pas cela (…) spécialement humiliant ? » Un jour.

Le père de Michel Crépu n’est pas mort dans son assiette, mais un AVC foudroyant lui a abîmé le visage et la parole. Après cela, comment s’asseoir à table, trois fois par jour, comme si de rien n’était ? Comment ne pas avoir peur de remettre ça ?

Michel Crépu rapporte que son père a piqué du nez dans un potage. En était-ce vraiment un ou a-t-il employé le mot potage parce que cela ajoute à l’humiliation et à la détresse, l’expression « être dans le potage » signifiant être dans la confusion ?

Dans le cas d’une mort brutale à table, mieux vaut quand même que la chronique retienne le nom d’un plat de prestige. Certes, il n’y a pas de honte à rendre son âme au-dessus d’une soupe de légumes, d’un bœuf mode ou d’une crème brûlée. Mais, avec un peu de chance, on préférera terminer l’aventure sur une poularde demi-deuil, un lièvre à la royale ou la purée de Robuchon. Question de standing posthume.

Heureux Me Montilhe, avocat dijonnais, propriétaire d’un beau domaine de la Côte de Nuits ! Il acheva soudain sa vie le nez dans un verre de l’un de ses plus grands vins, un Pommard Rugiens 59.

Non !

Henri Michaux : « C’est encore une fois non (…). Je cherche une secrétaire qui sache pour moi de quarante à cinquante façons écrire non », Donc c’est non, lettres présentées par Jean-Luc Outers.

Alors directeur du Figaro, Jean d’Ormesson m’avait convoqué dans le splendide bureau ovale de l’ancien hôtel particulier du parfumeur Coty, devenu siège du quotidien, au rond-point des Champs-Élysées.

« Je ne sais pas dire non, m’a-t-il confessé. Je m’aperçois qu’il est difficile de diriger un journal sans être souvent obligé de dire non. »

Jean d’Ormesson venait justement de me dire non. Propriétaire du Figaro, Jean Prouvost (quatre-vingt-huit ans) avait demandé que je passe le voir à Paris Match. Ce rendez-vous m’intriguait. J’avais été l’un des organisateurs de la grève du journal de 1969. Depuis nos « barricades » et d’âpres négociations, quatre ans auparavant, je ne l’avais plus revu. Il me dit d’emblée que tous ces différends appartenaient au passé et que lui était hardiment tourné vers l’avenir. Preuve en était qu’il allait bientôt nommer Jean d’Ormesson directeur du Figaro. Il lui avait suggéré, entre autres réformes, de me confier la rédaction en chef des services culturels du quotidien. Le nouvel académicien avait jugé l’idée excellente, ce qu’il me confirma au cours de la visite que je lui fis dans son bureau de l’Unesco.

Mais, sitôt dans son bureau directorial, Jean d’Ormesson s’aperçut que les chambardements sont plus faciles à imaginer de loin qu’à réaliser de près. Il en parle dans son livre de souvenirs Je dirai malgré tout que cette vie fut belle : « Bernard Pivot était déjà une figure du Figaro littéraire. Conscient de ses capacités, qui étaient grandes, et soutenu par Jean Prouvost, il souhaitait obtenir tout un secteur qui ne comprenait pas seulement la littérature, mais les spectacles, les loisirs et le sport. Bref, tout un pan considérable du journal, sauf la politique et l’économie. Les coups de téléphone et les messages — venus parfois de très haut — pleuvaient en sa faveur et aussi contre lui. Je dus me résigner à contrecœur à priver le journal de sa collaboration. Je le déplore encore aujourd’hui avec sincérité. »

Non, je n’avais rien souhaité, ni rien demandé. J’avais été le premier surpris des responsabilités que Prouvost et d’Ormesson avaient décidé de me confier et que j’avais un peu légèrement acceptées. Il n’y avait pas le sport. Que la culture, mais toute la culture. André Malraux et Jacques de Lacretelle, de l’Académie française, bombardaient de coups de fil le nouveau directeur pour défendre leurs obligés dans la place et pour s’étonner qu’on pût faire confiance à un journaliste ayant aussi peu l’esprit posé du Figaro. C’est à eux que Jean d’Ormesson ne savait pas dire non.

Il était visiblement embêté de ne pouvoir tenir la promesse qu’il m’avait faite avec imprudence et de revenir sur un engagement pris avec le propriétaire dans l’euphorie de sa nomination. Beaucoup de gens dans l’édition et les galeries d’art étaient au courant de mon imminente promotion. Elle n’aurait pas lieu. J’étais ridicule. Je n’avais plus qu’à quitter le journal. Ce que sincèrement Jean d’Ormesson voulait éviter. Nous ne nous connaissions pas, sinon, pour me retenir, il ne m’aurait pas proposé le titre de rédacteur en chef avec autorité sur le tourisme, la météorologie, la gastronomie, la philatélie et les rubriques de jeux. J’ai décliné avec le sourire et lui ai demandé mes indemnités de départ. Il a refusé, peut-être pour me décourager de prendre la porte, sûrement parce que, démissionnaire et non licencié, je n’y avais pas droit. Il n’allait pas commencer son mandat de directeur du Figaro en transgressant la loi ! J’ai demandé l’arbitrage de Jean Prouvost. Après tout, c’était son argent. Étant au journal depuis quinze ans, j’ai reçu un joli chèque.