Avec cet argent, ainsi que le rapporte Jean d’Ormesson dans son livre de souvenirs, j’ai fait construire une piscine dans ma propriété du Beaujolais. « Il se vengea de moi de la façon la plus élégante : il donna mon nom à sa piscine avec une amicale ironie… » Il n’ajoute pas ce qu’il déclara avec humour au journaliste qui l’avait informé de mon initiative : « J’espérais que, peut-être, après ma mort, un collège ou un lycée porterait mon nom, je n’imaginais pas que ce serait une piscine de mon vivant. »
Si j’étais resté au Figaro, je n’aurais pas fait la même carrière à la télévision. Je dois beaucoup à Jean d’Ormesson. Béni soit son non !
En cale à Hambourg
Le calembour, « cette fiente de l’esprit qui vole », dit l’étudiant Tholomyès dans Les Misérables. Citation qu’on retrouve souvent sous la plume des ennemis des jeux de mots. Il en est une autre moins connue que rapporte Dominique Noguez dans La Véritable Origine des plus beaux aphorismes, mais qui est à décharge. Dans La Chartreuse de Parme, le comte Mosca considère qu’en engageant un joyeux cuisinier français qui fait des calembours, il ne craindra plus d’être empoisonné. « Le calembour est incompatible avec l’assassinat », écrit Stendhal. Dominique Noguez a raison de mettre en doute cette affirmation, l’humour, surtout s’il est noir, n’étant pas « un frein à la cruauté ».
Pendant mes études à Paris, j’ai connu un jeune homme si doué pour trafiquer les mots que sans cesse il nous calembourait le mou. Il produisait tant de jeux de mots que sa conversation en devenait agaçante. Nous devions parfois nous arrêter pour bien saisir les plus approximatifs, qui sont souvent les plus drôles. Jean-Paul Grousset poursuivra sa talentueuse et coupable industrie au Canard enchaîné, en particulier dans la critique de cinéma. Il fera paraître avec succès un recueil de calembours intitulé Si t’es gai, ris donc ! Le fameux « Chassez le naturiste, il revient au bungalow » est de lui.
Sans être un spécialiste, il m’arrive de glisser un calembour dans un article ou un titre. Je ne le cherche pas, il surgit comme un clown au nez rouge. À mon insu, quelques neurones facétieux, jugeant que je suis trop sérieux, s’amusent à brouiller des lettres et des sons, et me suggèrent un calembour qu’avec indulgence je juge amusant.
Mais est-il nouveau ?
Jeune journaliste au Figaro littéraire, je devais écrire dans un article qu’un couple, à un certain moment, faisait l’amour. L’expression « faire l’amour » passait en ce temps-là pour osée. Baiser, n’en parlons pas ! Forniquer, non plus. Quelques-uns de mes neurones, de sacrés loustics, me soufflèrent alors que le couple « pratiquait la géométrie dans les spasmes ». J’étais fier comme un petit banc (calembour archi-connu) d’avoir trouvé ça. On me félicita.
Trente ans après, lisant un volume des Écrits surréalistes, je découvris qu’un poète de la bande, donc longtemps avant moi, avait déjà planché sur « la géométrie dans les spasmes ». Déception, humilité.
Plus récemment, j’écrivis dans un tweet que les pêcheurs, les poissonniers et les chefs ne lâchent jamais la lamproie pour l’omble. Patatras ! Jean-Paul Grousset l’avait servi avant moi.
Comment être sûr que lui-même, en toute bonne foi, n’a pas créé des calembours qui étaient déjà les œuvres de précédents humoristes et mécaniciens des mots, qui eux-mêmes…
On croit notre esprit en liberté sur les mers et il est resté en cale à Hambourg.
Le cigare du matin
Umberto Eco : « Grâce au cigare, on s’esquinte la santé, mais il s’agit d’un suicide de haut vol, rien à voir avec la sèche du pauvre, porteuse de mort au rabais », Comment voyager avec un saumon.
J’ai été sauvé de la cigarette et de la « mort au rabais » parce que je ne supportais pas le contact du papier sur mes lèvres. Je distribuais ma ration de Gauloises Troupe, la cibiche du troufion, à mes camarades de chambrée, sans mauvaise intention ni calcul morbide, les effets cancérigènes de la nicotine étant ignorés ou tus.
Devenu fumeur de cigares vers la trentaine, je suis sous la menace d’un « suicide de haut vol », ce qui au bout du compte revient au même que la fin ordinaire de la multitude. Il y a cependant une différence pathologique : le cancer des poumons emporte le fumeur de cigarettes, alors que, n’avalant pas la fumée, le biberonneur de havanes vit sous la menace du cancer de la gorge, de la bouche ou de la langue. Est-ce vraiment une consolation de prestige que Freud, ayant trop fumé de mauvais cigares, soit mort étouffé ?
La différence sociale entre la cigarette et le cigare commence dès l’initiation. Offertes par un copain ou une copine, les premières cigarettes se fument souvent en douce, à la sortie du lycée, au café, dans une chambre. C’est pour faire et être comme les autres. On gravit un échelon dans la maturité. À cet âge, si on a conscience d’un risque, il n’est pas sanitaire, il est de se faire surprendre et engueuler par les parents.
Le premier cigare, beaucoup plus tardif, parfois à mi-vie, est souvent offert par un supérieur dans l’échelle sociale, un aîné assez riche pour s’acheter des havanes. L’accepter, le fumer, y trouver du plaisir, c’est un adoubement. La cérémonie a souvent lieu au terme d’un repas bien arrosé, au cours d’une fête entre amis, sous un ciel étoilé de l’été.
Mon initiateur s’appelle Jean Hamelin. Il a été le directeur de Paris Match, puis du Figaro. Plutôt que de diriger des journaux, il a préféré ensuite les vendre par l’intermédiaire des Messageries. C’est lui qui, un soir, m’a demandé pourquoi j’étais paresseux. Alors, je l’étais, en effet. Son reproche a piqué ma fierté. C’est grâce à lui que j’ai acquis de l’ambition dans ma curiosité et mon travail. C’est donc grâce à lui que j’ai pu par la suite m’acheter des havanes et lui rendre ceux qu’il m’avait offerts. Devenus très amis, c’était à qui, le dessert avalé, en attendant le café, dégainerait le premier son étui à cigares.
Quand nous buvons un Château Margaux, un Haut-Brion ou un Mouton-Rothschild, nous ne buvons pas seulement un grand vin de Bordeaux. Notre imaginaire y ajoute un prestigieux accompagnement, le château, le classement de 1855, la renommée universelle, le prix déraisonnable, une étiquette mythique, la rareté de la bouteille. Nous buvons aussi tout cela.
De même, quand nous fumons un Montecristo, un Hoyo de Monterrey ou un Romeo y Julieta, nous fumons aussi la mer des Caraïbes, l’île de Cuba, les vieilles maisons de La Havane, les feuilles qui sèchent, groupées, haut perchées dans les casas del tabaco, les cuisses des cigarières, la légende d’un folklore. Nous fumons aussi au souvenir de Che Guevara, d’Orson Welles et de Churchill. Tandis que j’écris ce texte en tirant des bouffées d’un Partagas no 4, je fume au souvenir de Jean Hamelin.
Les fumeurs de cigarettes disposent également d’images qui sont autant de métaphores de leur addiction : le casque gaulois, la gitane, le cow-boy de Marlboro… Le panthéon de la cibiche n’est pas mal non plus : Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Humphrey Bogart, Jacques Prévert, Françoise Sagan… Mais rien de comparable à l’exotisme artisanal des havanes. La « sèche du pauvre » relève de l’industrie, des cadences infernales de production. Les usines, elles aussi, fument. Mais, à l’exemple de leurs cadres et ouvriers, elles fument de moins en moins.