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En 1995, le président me fit lanterner dans un petit salon de l’Élysée encore une demi-heure. Était-ce son tarif habituel ? J’allais être reçu pour préparer un entretien culturel en tête à tête qu’il avait accepté de m’accorder. Il allait constituer un Bouillon de culture (14 avril 1995) d’autant plus exceptionnel que le cancer empêcherait désormais François Mitterrand de renouveler cet exercice dans lequel il excellait. Conscient de ma chance, j’aurais volontiers attendu deux, trois, quatre, dix heures sans moufter ! Au fond, notre patience est proportionnelle à ce que nous en espérons.

Vingt-huit ans d’émissions hebdomadaires en direct m’auraient appris la ponctualité si j’avais eu un certain penchant à m’y dérober. Mais, à force de veiller à ne jamais être en retard avec les autres, quels qu’ils soient, on en vient à exiger d’être à l’heure avec soi-même. Hélas ! je ne suis pas toujours exact à mes propres rendez-vous. Il m’arrive même de me poser des lapins.

Pour l’accent circonflexe

Alexandre Vialatte : « Quand on est amoureux de la langue, on l’aime avec ses difficultés. On l’aime telle quelle, comme sa grand-mère. Avec ses rides et ses verrues. Avec son bonnet tuyauté qui donne tant de mal à la repasseuse », Chroniques de La Montagne.

Une commission pour la rectification de l’orthographe — et non pour la réforme — avait été créée par le gouvernement de Michel Rocard en 1990. J’en étais. De pertinentes propositions avaient été faites pour mettre de l’ordre dans le pluriel des mots composés, le redoublement des consonnes, etc. Les travaux étaient sur leur fin quand un révisionniste pur et dur demanda la suppression de l’accent circonflexe sur le i et le u. Comme ça, à brûle-pourpoint. Incongrûment. Le traître ! C’était la nuit du 4 août des accents circonflexes.

Que croyez-vous qu’il advînt ? Le i et le u se retrouvant sans chapeau, des écrivains de toute plume et de tout poil, de gauche et de droite, protestèrent contre ce dommage causé à l’esthétique du français. La polémique enfla. Ce sont toutes les rectifications qui passèrent à la trappe.

Et voilà que la polémique a rebondi, vingt-six ans après, avec la décision du ministère de l’Éducation nationale d’introduire la nouvelle orthographe dans les manuels scolaires de la rentrée 2016. Quelque 2 400 mots ont mué sous le regard indifférent des écoliers et des collégiens. Les plus attentifs ont été surpris que des mots ne s’écrivent pas de la même façon dans leurs magazines, bandes dessinées, romans que dans leurs livres de classe. Ils ont découvert l’orthographe à la carte. Comme toujours, ce sont les élèves les plus doués qui s’en accommoderont le mieux, les autres considérant que l’orthographe n’est décidément pas une matière sérieuse puisqu’elle peut varier d’un livre à un autre, alors que les maths sont toujours égales à elles-mêmes.

La grammaire et la syntaxe ont meilleure réputation que l’orthographe. Elles ont une dimension intellectuelle, elles relèvent d’un jeu savant tout en étant animées par une forme de logique, alors que l’orthographe paraît à la fois bébête et inutilement compliquée. « L’orthographe est le cricket des Français (…). Le cricket et l’orthographe ont en commun d’être incompréhensibles aux étrangers, sans parler des indigènes », Alain Schifres. La grammaire est en partie responsable du chinois de l’orthographe française, mais, à elle, on n’en veut pas, elle garde son prestige de première de la classe.

Reste qu’il y a de la poésie dans l’orthographe. Les grosses têtes de l’Éducation nationale y sont à l’évidence insensibles. Par exemple, j’ai toujours été émerveillé par le mot libellule, qui désigne un bel et fragile insecte au vol saccadé de ses quatre ailes, son nom comptant lui aussi quatre l. Symbiose parfaite de la biologie et de l’orthographe.

L’arrogance ne craint pas de s’afficher avec ses deux r, un r de mépris, un r de connerie.

Faute esthétique que de vouloir retirer son trait d’union au tire-bouchon. Tirebouchon devient un mot banal, alors qu’avec son trait d’union, représentation de l’hélice qui s’enfonce dans le liège et le goulot, tire-bouchon visualise bien l’instrument.

Des douze mois de l’année seul août porte un accent circonflexe. Judicieux chapeau pour se préserver du soleil. Pourquoi l’ôter ?

Plus on supprimera d’accents circonflexes, plus on retirera de grâce zéphyrienne à notre langue. Plus on supprimera de traits d’union, plus on la rendra compacte et conventionnelle.

Les accents, les trémas, les apostrophes, les cédilles, les traits d’union sont au français ce que sont à la mode les rubans, les boutons, les zips, les ceintures, les bracelets, les colliers, les broches. Ce ne sont que des accessoires, des pièces additionnelles, mais à la beauté de l’ensemble ils ajoutent des variantes nécessaires et des touches de fantaisie à quoi l’on reconnaît une langue ou une collection.

Considérons le célèbre vers du Cid :

« Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! »

À la lecture, qui ne perçoit que les accents circonflexes sur les trois ô amplifient la détresse et l’emphase de Don Diègue ? Quand le comédien prononce l’alexandrin, on croit voir voleter trois oiseaux de mauvais augure au-dessus de la tête du comte, « blanchie dans les travaux guerriers ».

Le o, le a et le e, trois voyelles fortes, ont découragé les ardeurs bûcheronnes des réformateurs. Plus fragiles, le i et le u ont subi leurs cognées. Des accents circonflexes ils ont fait du petit bois. Avec des exceptions qu’on peut appeler aussi rescapés. Il fallait garder sûr, le jeûne, le dû, pour les distinguer de leurs homonymes. Et, pour des nuances de conjugaison, maintenir croître, qu’il fît, qu’il fût, etc. Le chapeau a la tête dure.

N’est-ce pas une grande tradition française que de créer des lois et des règles qui ne vont pas sans exceptions, dérogations, dispenses et niches fiscales ou grammaticales ?

Plutôt que de supprimer des accents circonflexes, je suis partisan, au contraire, d’en ajouter. À condition qu’ils apportent du sens, en particulier de l’humour. Ainsi, bien placé au sommet du faîte, le chapeau devrait couronner aussi la cîme, la collîne, le bâllon, le pîc, la montâgne. Et s’implanter également au-dessus des Âlpes, du mont Âthos, de l’Âtlas et de l’Ânnâpurnâ.

Ne touchons jamais au fumet qui monte du ô du rôti, du û du ragoût et des â des pâtés et pâtisseries. En bonne logique, un panache devrait s’élever au-dessus du fûmet comme il s’échappe de l’arôme. Par une bizarrerie dont la langue française a le secret, aromate, aromatique, aromatiser s’écrivent sans accent circonflexe. Eh bien, rectifions : alignons-les sur l’arôme, unissons leurs odeurs, mot qui gagnerait au nez et à l’œil à s’écrire ôdeur.

Enfin, pour l’éducation sentimentale des jeunes gens, ne devrait-on pas mettre un accent circonflexe sur le a du mot âmour ? Ainsi leur serait-il judicieusement enseigné que, dans un premier temps, l’âmour monte, puis atteint un sommet, avant de fatalement redescendre.

Babette chez Drouant