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Quand, trop rarement à son goût et au mien, je recueillais au collège et au lycée des notes flatteuses, nous partions, le dimanche après-midi, au stade Geoffroy-Guichard dans la camionnette de l’épicerie. Les noms de Cuissard, Alpsteg, Rijvers, Abbes, puis N’Jo Léa, Mekloufi me sont vite devenus plus familiers que ceux de Pascal, Diderot ou Pasteur. J’ai grandi avec cette certitude qu’un match de l’ASSE est une exception et une récompense.

À Lyon, le menu était beaucoup moins alléchant. Le LOU (Lyon olympique universitaire), ancêtre de l’OL, jouait en seconde division. Nous allions voir des LOU-Alès, des LOU-Le Mans… Pas folichon. Et, pourtant, nous aussi, nous encouragions bruyamment les gones et nous nous réjouissions de leurs victoires. S’ils perdaient, notre chagrin était cependant moins vif que pour une défaite de Saint-Étienne à l’étage au-dessus. La hiérarchie des chagrins et des joies épousait la hiérarchie des clubs.

Il me semblait que Lyon, ville bourgeoise, ne pourrait jamais avoir une équipe de football aussi populaire, aussi talentueuse que celle de Saint-Étienne, ville ouvrière. Dans le Chaudron de Geoffroy-Guichard, stade à l’anglaise entouré de cheminées qui crachaient la fumée d’une briqueterie, le public, à défaut du ballon, poussait les joueurs par ses chants, ses cris, ses applaudissements, sa ferveur. Au stade des Iris, puis à Gerland, stade bientôt inscrit aux Monuments historiques, même quand les Lyonnais jouaient en première division, l’adhésion du public à son équipe était moins bruyante et chaleureuse. Cependant, la conquête de trois Coupes de France m’impressionna et me réjouit. L’OL flambait avec des joueurs exceptionnels : Di Nallo, Rambert, Combin, puis Serge Chiesa et Bernard Lacombe. Mais, feu de paille, le club retomba dans la division inférieure.

Pendant ce temps, l’ASSE devenait le club français le plus aimé en France et le plus connu d’Europe, remportant championnats et coupes, et parvenant en 1976 en finale de la Coupe d’Europe. Le monde du foot était devenu vert. De Dunkerque à Nice, de Strasbourg à Biarritz, des jeunes gens chantaient : « Qui c’est les plus forts évidemment c’est les Verts. » À Saint-Chamond également. Saint-Chamond, petite ville proche de Saint-Étienne, a connu son heure de gloire grâce à Antoine Pinay, père du nouveau franc. Il en a été le maire et le vieux sage. Les hommes politiques venaient en pèlerinage le consulter. Il est mort à près de cent trois ans. Je ne l’ai jamais vu à Geoffroy-Guichard. Mais moi, on m’y voyait souvent, notamment les mercredis de matchs européens, étant chaque fois invité par mon camarade de collège, Gérard Faye, vétérinaire à Saint-Chamond. Nous nous retrouvions à quatre ou cinq couples, les épouses, surtout la mienne, n’étant pas moins expertes et passionnées que les hommes.

La télévision ouvrant bien des portes, celle du vestiaire des joueurs stéphanois s’ouvrit pour moi dès la fin des matchs. J’y retrouvais Roger Rocher le président du club, Robert Herbin l’entraîneur, Pierre Garonnaire le recruteur. Dans l’euphorie des victoires acquises contre tous les pronostics, sur le fil, le roi n’était pas mon cousin. Dans une société où les superstitions sont cultivées avec vigilance, je passais pour porter bonheur à l’équipe.

Par faveur je fis quelques fois le déplacement en Europe dans l’avion des joueurs, notamment à Hambourg où, quasiment seul, j’avais pronostiqué la victoire de Saint-Étienne, sans cependant donner le score incroyable et irréfutable de 5 buts à 0. Du temps d’Apostrophes, la seule distraction que je m’autorisais, cinq ou six fois par an, était un déplacement à Saint-Étienne ou dans une ville où l’équipe jouait gros, c’est-à-dire devait jouer plus finement que son adversaire. J’emportais quelques-uns des livres dont j’avais invité les auteurs le vendredi suivant. Train, avion, auto, avant et après le match, je lisais.

J’étais évidemment à Glasgow, le 12 juin 1976. J’ai assisté à la défaite imméritée des Verts contre le Bayern Munich. Il n’y avait pas faute de Piazza, il n’y avait pas coup franc, et Roth a tiré avant le signal de l’arbitre. But quand même accordé. J’enrage encore. Vincent Duluc n’a pas vu le but. Dans sa région, l’image de la télévision a sauté à ce moment-là. Quand elle est revenue, le mal était fait. Le destin avait choisi son camp. Je savais que les Stéphanois, en dépit de l’entrée trop tardive de Rocheteau, blessé mais agile et inarrêtable, n’égaliseraient pas. On ne peut rien contre le fatum. Il était bavarois. Déjà que les Allemands avaient retenu prisonnier mon père pendant cinq ans… Ça faisait beaucoup !

Il y avait encombrement d’avions sur l’aéroport de Glasgow. Celui des supporteurs français dans lequel j’avais une place n’a décollé qu’à quatre heures du matin. On m’enviait de pouvoir tromper ma déception et mon chagrin en lisant, impassible, au milieu des lamentations de ceux qui refaisaient le match. Je lisais Le Mauvais Temps, de Paul Guimard. C’était de circonstance.

Après le scandale de la caisse noire, l’ASSE a chuté, non dans les cœurs mais dans les classements. Les décennies glorieuses étaient terminées. C’est alors que l’Olympique lyonnais se donna pour président Jean-Michel Aulas. J’avais cru naïvement que les grandes équipes ne pouvaient naître, s’imposer et durer que dans des villes populaires (Marseille, Lens, Saint-Étienne, Liverpool, Manchester, etc.) où le football est l’autre religion du dimanche. Or ce sont des hommes qui bâtissent les clubs de légende. Roger Rocher avait été de ceux-là. C’était au tour de Jean-Michel Aulas. Il avait l’ambition, l’intelligence, la patience et l’argent. Le public fut vite à l’unisson. Idiot que j’étais, il y a aussi beaucoup d’ouvriers à Lyon et dans ses banlieues, et, quand les victoires s’enchaînent, il y a autant de ferveur pour le foot chez les bourgeois que dans les autres classes sociales.

Performance sans précédent, l’OL remporta sept fois de suite le titre de champion de France dans la première décennie du nouveau siècle. Sans parvenir en finale, l’équipe se comporta fort bien en Coupe d’Europe. Comment ne pas être ébloui par une telle réussite ? J’en étais ravi, contrairement aux supporteurs stéphanois, agacés, amers, furieux. Je ne pouvais pas partager leur dépit. La jalousie des Lyonnais avait duré un demi-siècle ! Avec un peu d’égoïsme, je jugeais normal et équitable, presque moral, que la ville de ma mère succédât à la ville de mon père dans les lauriers du football. Mon cœur est large.

La gloire de Lyon n’a pas entamé ma fidélité à Saint-Étienne. Je souhaite chaque semaine la victoire des deux clubs. Mais quand le derby les oppose ? La nostalgie et la reconnaissance l’emporteront toujours sur l’admiration nouvelle, si forte soit-elle. Je ne peux trahir ni mon père ni ma jeunesse.

Je ne suis cependant pas un vrai supporteur stéphanois. Celui-ci accepte toutes les défaites, sauf contre Lyon. Alors que pour moi, si les Verts doivent laisser échapper une victoire, je préfère que ce soit contre Lyon plutôt que contre toute autre équipe.

Voilà une position qui va m’aliéner la sympathie des ultras des deux camps. Ce n’est pas grave, considérant que, lors de ma naissance, j’aurais pu être, déjà, une victime de leur farouche opposition. C’est l’un des prédécesseurs de Jean-Michel Aulas à la présidence de l’Olympique lyonnais, le docteur Édouard Rochet, alors jeune obstétricien, qui m’a mis au monde. S’il avait su que je deviendrais un supporteur des Verts, peut-être aurait-il laissé traîner le cordon ombilical autour de mon cou ?