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Comme d’habitude, diffusion d’un extrait du Concerto no 1 de Rachmaninov.

Ensuite, moi : « Merci, Louise Labé, de me recevoir et d’accueillir les caméras d’Antenne 2. »

Elle, avec déjà ce sourire un peu mélancolique qui m’avait d’emblée séduit et qui allait fasciner les téléspectateurs pendant plus d’une heure : « Soyez les bienvenus. Je voudrais dire d’emblée que cet exercice oral est pour moi difficile. Le poète a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations[4]. Je m’efforcerai cependant de faire de mon mieux. »

Je ne reproduirai pas ici notre entretien. D’abord parce qu’il a été publié en postface à une nouvelle édition des Élégies et Sonnets ; ensuite, parce que Antenne 2 a diffusé deux fois l’émission, le vendredi qui a suivi son enregistrement et le lendemain de la mort prématurée de Louise Labé ; enfin, comme tous les grands entretiens d’Apostrophes, il est disponible en librairie sous la forme d’un DVD.

Au cours du traditionnel repas qui réunissait l’équipe technique après le tournage, Nicolas Ribowski m’a dit qu’il m’avait trouvé moins à l’aise que d’habitude. Après un début très prometteur, je n’étais pas intervenu avec ma vivacité ordinaire. À l’écoute des réponses pourtant intelligentes, parfois sublimes, de mon interlocutrice, je lui étais apparu embarrassé, un peu songeur, pas du tout dans l’empathie ou la connivence que je manifeste souvent. « C’est sa beauté qui t’impressionnait ? » me demanda-t-il.

Le réalisateur, qui me connaissait bien, ne se trompait pas. Je n’allais évidemment pas lui répondre : « Interviewer son amante, c’est compliqué. Comment passer de l’intimité à la distance conventionnelle de la télévision ? » Je lui dis qu’il avait peut-être raison, mais que je n’avais pas ressenti une quelconque gêne, et que si je lui étais apparu un peu en retrait, c’est parce que j’étais sous le charme de Louise Labé.

En vérité, au beau milieu de l’entretien, j’avais fait une petite crise de jalousie. Ayant demandé à Louise s’il avait existé une école de poésie lyonnaise, comme certains l’ont prétendu, elle me répondit que c’était moins une école qu’un cercle de poètes et de lettrés qui se réunissait tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, et que le sentiment amoureux en était aussi le lien. Le seul sujet de la poésie était l’amour, et seul l’amour accréditait et justifiait le poète. Une différence toutefois : alors que la poésie devait se plier à la métrique de l’élégie et du sonnet, l’amour était libre.

Seigneur, ai-je alors pensé, combien d’amants Louise Labé a-t-elle eus avant moi ? Combien d’élans, de désirs, de passions, de chagrins ont inspiré ses plus belles pages ?

J’arrive trop tard dans un cœur trop plein. Non, hélas, ce n’était pas pour moi qu’elle avait écrit son célèbre dix-huitième sonnet qui commence ainsi :

« Baise m’encor, rebaise moy et baise ; donne m’en un de tes plus savoureux… »

Je lui ai demandé de lire le huitième. Le sachant par cœur, elle a repoussé le livre que je lui tendais.

« Je vis, je meurs : je me brûle et me noye J’ay chant estreme en endurant froidure ; La vie m’est et trop molle et trop dure ; J’ay grans ennuis entremeslez de joye… »

et tandis que de sa bouche aux lèvres minces sortaient les mots qui disent le bonheur et le malheur d’aimer, j’imaginais, s’interposant entre nous deux, les visages des hommes qui lui avaient apporté joie et douleur.

J’ai avoué à Louise Labé mon accès de jalousie rétrospective. Elle m’a dit qu’elle l’avait perçu, qu’elle en avait été stimulée et que j’avais somme toute très bien tenu mon rôle dans la comédie amoureuse que nous avions jouée devant un million et demi de téléspectateurs. 

Pleurer

Régis Debray : « C’est quoi l’Histoire pour vous ? Réponse : ce qui me met les larmes aux yeux, point final », Madame H.

L’Histoire m’a-t-elle fait pleurer ? Oui, mais pas assez pour que je passe pour un émotif du journal de 20 heures. Pourquoi mes yeux restent-ils secs alors que les drames collectifs m’émeuvent profondément ? La chute de Diên Biên Phu, la guerre d’Algérie, les révoltes écrasées de Budapest et de Prague, le génocide du Cambodge, les boat-people, le massacre de Srebrenica, entre autres joyeusetés dont j’étais le contemporain, m’ont bouleversé, tourneboulé, indigné, révolté, mais je ne me rappelle pas avoir sorti mon mouchoir. Pourtant, c’était du lourd, du pathétique, de l’impitoyable mêlé à une souffrance massive. Si j’avais été en âge de comprendre, aurais-je pleuré sur Auschwitz et Hiroshima ? Il est probable que ç’eût été encore de l’émotion à sec.

Je ne suis pourtant pas un monstre. La mort de De Gaulle m’a mis les larmes aux yeux. Ainsi que la photo de la petite Vietnamienne fuyant, nue, en larmes, les bombes au napalm. De même la photo du corps d’un petit garçon venu de Syrie, découvert noyé sur une plage de Turquie. J’ai pleuré en découvrant le témoignage d’un harki que l’ingratitude de la France avait laissé vieillir dans la misère. Les récits des survivants des camps de concentration m’ont souvent arraché des larmes (cette expression « arracher des larmes » est fausse, les larmes viennent sans effort, d’elles-mêmes, elles coulent de source). Quand, à Buchenwald, Jorge Semprun récite des vers de Baudelaire à Maurice Halbwachs, qui a été son professeur à la Sorbonne et qui est à l’agonie, comment mes larmes ne seraient-elles pas tombées sur les pages 32 et 33 de L’Écriture ou la Vie ?

On a compris : je sais pleurer sur un destin tragique, sur un parcours glorieux qui prend fin. Je ne sais pas pleurer sur les malheurs de la multitude. La compassion devrait pourtant être à proportion du nombre. Comme dans la presse : plus il y a de morts, plus gros sont les titres. Mais non, sangloter en gros m’est impossible. Mes yeux ne se mouillent qu’au détail. Un visage, un corps, une image, une histoire, une tragédie individuelle. Parce qu’on s’identifie à un homme ou à une femme, et moins facilement à une foule ? Parce que la lecture forcenée des romans et des biographies ne m’a fourni pour comprendre le monde que des clés nominatives ?

Le massacre des journalistes et employés de Charlie Hebdo m’a d’abord laissé incrédule, puis, mais si, c’était vrai, atterré, épouvanté. Qui n’a pas réagi ainsi ? Plus tard, j’ai pleuré. Sur Cabu, éternel jeune homme dégingandé mort de la violence et de la bêtise auxquelles il avait toute sa vie opposé l’élégance de son dessin et la pertinence de son humour. Le dernier regard du grand Duduche ? Sur un homme dont la main crache le feu. Oh, non… J’ai senti en moi se déchirer des souvenirs de Cabu à Apostrophes… C’est idiot, c’est inutile, je sais, mais c’est comme ça : soudain, feutrées, des larmes…

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4

Ces quatre phrases seront reprises par Patrick Modiano dans son célèbre Discours à l’Académie suédoise, après son prix Nobel de littérature (2014).