Ce n’était pas le vin qui était servi dans les vingt-huit salons littéraires tenus par des femmes qu’il fallait bien qualifier de lettrées puisqu’elles recevaient pour l’essentiel des écrivains. Jean Chalon avait ses entrées chez chacune et pouvait vanter la crème de cassis d’Ève Delacroix (« du bon côté de l’avenue Foch »), le jus de tomate de Marie-Louise Bousquet ou le café « servi brûlant comme il se doit » de Marie-Laure de Noailles. Madame Michel Amédée-Ponceau recevait Henry de Montherlant en exclusivité. « Bonne maison pour jeunes écrivains sérieux. Conversation élevée », note Chalon à propos de madame de Margerie. De chacune il donne l’adresse et plante le décor en quelques mots. Chez la comtesse Brandolini, il se croit chez Visconti. La baronne Élie de Rothschild le subjugue : « C’est Versailles, tout simplement. »
Mais son hôtesse préférée, qui recevait depuis un demi-siècle et qui fut l’amazone de Remy de Gourmont, c’était Natalie Barney. Il lui consacrera une biographie, Portrait d’une séductrice, bien des années après que Liane de Pougy l’eut célébrée dans l’Idylle saphique. Dans son salon elle avait accueilli Joyce, Gide, Anatole France, Colette… Elle recevait à présent de jeunes écrivains auxquels se mêlaient parfois Truman Capote ou Mary McCarthy. « Gâteaux exquis faits à la maison par la gouvernante, Berthe », lit-on encore sous la plume de Jean Chalon.
Il déjeunait chez Natalie Barney tous les mercredis. Mais c’était le jour de bouclage du Figaro littéraire. On avait souvent du retard. Impatient, il avait hâte de partir pour le 20, rue Jacob. « Regardez Chalon, disais-je à la ronde, regardez Chalon, il va rejoindre sa vieille maîtresse… »
Nous nous sommes l’un et l’autre beaucoup divertis. Notre immersion professionnelle et privée dans la foisonnante vie littéraire de l’époque ne faisait de nous que des courriéristes et échotiers, mais cela nous donnait une certaine place dans le monde des livres et suffisait à notre ambition tournée uniquement vers le plaisir d’approcher des écrivains. Quel journal publierait aujourd’hui nos billets légers et indiscrets ?
Accor, accordé, accordéon
Francis Carco : « L’orchestre, composé d’un seul musicien qui jouait de l’accordéon… », L’Équipe.
« Remonte tes chaussettes, me disait ma mère. Elles sont en accordéon. » Les chaussettes en accordéon est la première métaphore qui m’a fait comprendre que, par souci de clarté, on pouvait associer deux mots sans rapport l’un avec l’autre. Il y eut aussi les cheveux en broussaille et, après un coup de soleil, le nez comme une tomate.
Comparer des chaussettes plissées, affalées sur les chevilles, à un accordéon dont le soufflet se tend et se replie, me parut malin. Comme la plupart des enfants du village, je me glissais dans les bals des conscrits et du 14-Juillet. À l’exemple du bal de la rue Dénoyez, dans le quartier parisien de Belleville, où Carco faisait valser les personnages de son roman, un accordéoniste constituait l’orchestre à lui seul. Il jouait surtout des valses musettes. Les robes des femmes s’envolaient devant nos yeux ébaubis. L’accordéon me parut être une boîte magique. Son prestige ne pâtissait pas d’être associé à des chaussettes reprisées.
Quand je lus Francis Carco et Pierre Mac Orlan, je découvris que, comme les rats de La Fontaine, il existe deux sortes d’accordéons : les accordéons des villes et les accordéons des champs. Plus une troisième ethnie à bretelles, d’escale celle-là, les accordéons des ports. Dansées par des ouvriers, des paysans ou des marins, valses et javas étaient à peu près les mêmes dans les guinguettes, les salles des fêtes et les bars. Ce n’était pas l’accordéoniste qui, dépliant et repliant son instrument, donnait le ton, faisait la différence, même si certains savaient lancer à la foule des mots qui lui donnaient un surcroît d’allant et de bonne humeur. L’ambiance tenait surtout aux danseurs. Mouvements, couleurs, rires, cris, applaudissements, baisers produisaient, stimulé par la musique, un plaisir collectif différent d’un bal à un autre, les couples de femmes ou de jeunes filles n’étant pas les moins joyeux ou les moins survoltés.
Dans le Beaujolais, mon frère jouait d’un accordéon des vignes. J’enviais son pouvoir de faire tourner les têtes.
Une lecture interrompue
David Foenkinos : « Le livre était ainsi coupé en deux ; la première partie avait été lue du vivant de François. Et à la page 321, il était mort. Que fallait-il faire ? Peut-on poursuivre la lecture d’un livre interrompu par la mort de son mari ? », La Délicatesse.
Elle ne pourra pas reprendre le livre avant un bon bout de temps. Les obsèques, les formalités administratives, la réorganisation de la vie familiale, la succession, le deuil, la douleur… Elle a des préoccupations plus urgentes que renouer avec les personnages du roman.
Mais un jour, pourquoi pas, elle en aura la curiosité. Alors, comme si de rien n’était, rouvrir le livre à la page 321 ? Et continuer la lecture ? Impossible, ne serait-ce que parce qu’elle ne se souviendra plus de l’histoire, ou si vaguement qu’elle ne saura plus qui est qui et qui a fait quoi. Donc, revenir au début ? Relire ? C’est-à-dire revivre cette période d’insouciance pendant laquelle à son insu se préparait le drame. Retrouver celle qu’elle était encore, mariée, heureuse, et qui ne savait pas que tout allait basculer. Son histoire à elle est tellement présente, à vif, tragique, que les petites histoires des autres, même plus rocambolesques ou pathétiques, ne pourront pas occuper son esprit comme elles l’avaient occupé avant la mort accidentelle de son époux. Il n’est pas impossible qu’elle en vienne à haïr ces personnages de fiction, de hasard, de loisir, qui ne prennent aucune part à son malheur, alors qu’ils en sont les accompagnateurs, et même, page 321, les témoins.
À cette page fatale, elle arrivera de nouveau. Comment ne revivrait-elle pas, dans la détresse, ce moment où la sonnerie du téléphone l’a tirée de la fiction et projetée dans une sombre réalité ?
Pourquoi relire un livre dans lequel elle ne relira que son malheur ?
Plutôt le ranger dans la bibliothèque avec le marque-page qu’elle avait eu le réflexe de glisser dès la première sonnerie. Le garder comme une montre arrêtée pour toujours au jour et à l’heure exacte du choc.
Quand c’est le lecteur qui est surpris par la mort au milieu d’un livre, on imagine que sa famille le conserve comme une relique. Sur son lit d’hôpital, Robert Sabatier lisait des poèmes de Valéry dans la Pléiade. Il est décédé chez lui, dans la compagnie des livres de sa vie. Il est regrettable de ne pas connaître le dernier qu’il a ouvert, comme il est frustrant d’ignorer la dernière carte retournée par le général de Gaulle au cours de sa réussite tragique à Colombey.
Au cas, très improbable — mais ne désespérons ni Billancourt ni Rome ni Jérusalem ni La Mecque — où notre vie serait prolongée par une autre, on aimerait que le défunt lecteur trouve où qu’il soit un exemplaire du livre que la brutale panne de son cerveau l’a empêché de finir. On ne doute pas qu’il juge que rien n’est plus urgent que reprendre la lecture là où, avec regret, il avait dû la laisser.