On peut se demander s’il n’est pas souhaitable de quitter ce monde au milieu d’un gué culturel. Être surpris au cinéma, au théâtre, dans un livre, dans une exposition, au cours d’une visite d’église ou de château, devant son poste de télévision pendant un film ou un concert. Ainsi aurons-nous commencé une activité liée aux arts ou aux lettres dont nous regretterons la soudaine interruption. Avec vigueur nous en exigerons la poursuite. Il n’est pas impossible que le divin ou le big bang admette le bien-fondé de notre revendication et l’exauce avec élégance.
Débuter une seconde vie un livre en main, au cinéma, au théâtre ou au concert, et non pas comme la première, rougeaud, sale, affamé, en braillant dans une usine à bébés, ne serait-ce pas un progrès considérable ?
Le 17 novembre 1935, au cours de la séance de l’après-midi, au Miramar, Paul Nourissier est mort à côté de son fils François, huit ans. Ils étaient venus voir un film animalier. François a d’abord cru que son père s’était endormi. Quand son corps a glissé du fauteuil, les ronflements étant devenus des râles, il a crié « Papa ! en tirant sur la main qui s’en allait » (Portrait d’un indifférent). On comprend, après un tel choc, que pour François Nourissier les couleurs du monde se soient toujours situées entre l’eau grise et le gris cendre.
On n’imagine pas le père et le fils se retrouvant en février 2011, soixante-quatorze ans après, dans un Miramar céleste pour reprendre la projection d’un film animalier sans intérêt. Si Paul Nourissier avait eu la prescience de l’importance de cette séance de cinéma pour lui et pour François, peut-être aurait-il choisi d’aller voir Les Temps modernes, de Charlie Chaplin, La Kermesse héroïque, de Jacques Feyder, Une nuit à l’Opéra, des Marx Brothers, ou La Femme et le Pantin, de Josef von Sternberg, tous films de 1935 ? Trois quarts de siècle après, ç’aurait valu le coup de s’asseoir côte à côte dans un cinoche du ciel pour la projection, sans risque cette fois, d’un film devenu entre-temps chef-d’œuvre de cinémathèque.
J’irai cracher sur vos tombes n’est pas de ceux-là. Boris Vian est mort subitement pendant la projection du film tiré de son roman. Il ne l’appréciait pas du tout. Si Vian est en enfer, il est condamné à voir éternellement ce nanar. S’il est au paradis, il y joue de la trompette avec Duke Ellington.
Beaucoup d’écrivains meurent au milieu d’un manuscrit. S’ils sont célèbres, leur éditeur s’arrangera pour le proposer dans un tir d’œuvres groupées, genre florilège posthume. Rien de plus prestigieux que la Pléiade pour accueillir un texte interrompu par la foudre. Sinon, les héritiers en font une sainte relique. Ou le déposent avec les archives de l’auteur à la bibliothèque de sa ville natale.
En cas d’accession à une seconde vie, il est peu probable que l’écrivain demande à reprendre son manuscrit et à le mener à son terme. Il a dessus suffisamment souffert. Il ne lui a pas porté chance. Et pour quels lecteurs continuer de s’échiner sur des feuilles blanches ? Pour quel à-valoir ?
On ne peut toutefois pas écarter l’éventualité qu’il soit contraint par une autorité surnaturelle de poursuivre et d’achever le travail commencé dans le bureau où il a tant rêvé à l’encens de la postérité. Ainsi serait-il puni de son péché de vanité et de ses fautes d’orthographe.
Le Pari mutuel de littérature (PML)
Jean-François Revel : « … La littérature a déjà emprunté aux courses une grande partie de son vocabulaire. Ne parle-t-on pas de “l’écurie Gallimard”, des “poulains” Julliard, de “courses aux prix” ? Ne dit-on pas d’un auteur qu’il a “pris un bon départ”, ou qu’il n’a “jamais été dans la course” ? », Contrecensures, cité dans L’Abécédaire de Jean-François Revel.
Sur quoi Revel proposait la création d’un Pari Mutuel de Littérature (PML) calqué sur le Pari Mutuel Urbain (PMU), avec courses quotidiennes, grandes classiques, handicaps, prix à réclamer, etc.
Le philosophe, écrivain et journaliste a plus fréquenté les champs de courses que les salons littéraires. Parce qu’il pariait sur les chevaux, les résultats du prix de l’Arc de triomphe ou du prix de Diane l’intéressaient plus que ceux du Goncourt ou du Femina. On peut toutefois se demander s’il n’a pas remporté plus de prix littéraires que de tiercés. Ses livres étaient gagnants, ses paris beaucoup moins.
Revel chroniquait de temps en temps au Figaro littéraire, essentiellement sur des ouvrages de sciences humaines. Il apportait son article au journal où il bavardait longuement avec son ami Sylvain Zegel, turfiste amateur, alors que Revel méritait de figurer parmi les professionnels. Ensemble, ils « faisaient le papier » pour les courses de Longchamp de l’après-midi ou du lendemain. Fasciné, j’écoutais Revel énumérer, de mémoire, les courses où tel cheval était arrivé vainqueur ou placé, l’état du terrain de sa course la plus probante, ses chances compte tenu de la forme de son entraîneur et de son jockey, le poids, la distance, ses concurrents, et, toujours, l’état du terrain, souple, lourd, ou, très ennuyeux, entre les deux. À quoi il ajoutait, ce qui me laissait éberlué, le nom des géniteurs du cheval, parfois d’un ascendant célèbre. Bon sang ne saurait mentir. Je me demandais alors qui étaient les parents de cet effarant et sympathique agrégé de philo[5].
Je m’étonnais surtout qu’il perdît son temps à se fourrer dans la tête des informations aussi dérisoires. L’auteur de Pourquoi des philosophes, de Sur Proust, le redoutable polémiste du Style du général, penché sur la liste des partants dans Paris Turf, supputant les chances des canassons du jour, était-ce compatible avec la réputation d’un intellectuel de son envergure ? N’y avait-il pas là une inconséquence culturelle ? N’était-elle pas choquante, cette passion d’un surdoué de l’encéphale pour un jeu populiste, souvent truqué, qu’il s’efforçait d’ennoblir en lui appliquant l’intelligence de sa méthode ?
Ainsi manifestais-je avec Revel le même manque de jugeote, commettais-je le même péché de rigorisme que, quinze ans plus tard, mutatis mutandis, certains intellectuels avec moi, jugeant incompatibles mon amour du football et ma fréquentation sur le petit écran de Marguerite Yourcenar, Claude Lévi-Strauss, Georges Duby ou… Jean-François Revel, auquel j’apportais mon écot dans une sorte de pari collectif du journal. On y croyait chaque fois parce que les arguments du philosophe nous paraissaient irréfutables. La course perdue, ils l’étaient toujours. Mais, allez savoir pourquoi…
Nombril et arobase
La mode d’été incitant les jeunes filles à se promener le nombril dénudé, Milan Kundera considère qu’après les cuisses, les fesses et les seins, « ce petit trou rond détient le quatrième pouvoir de la séduction féminine », La Fête de l’insignifiance.
Cependant, contrairement aux trois autres appas, différents pour chaque femme, « tous les nombrils sont pareils ». Il existe donc, selon Kundera, un érotisme fondé sur la similitude et la répétition.
Sitôt apparue sur nos ordinateurs, l’arobase des adresses électroniques m’a semblé ressembler beaucoup au nombril. Mêmes rondes et étroites géographies repliées sur elles-mêmes. Mêmes attaches circulaires. Universellement répandus, autant nécessaires l’un que l’autre, le nombril et l’arobase sont si évidents et si discrets qu’on ne leur prête guère d’attention. Il y a pourtant en eux une part de magie. Le nombril est une cicatrice qui remonte aux origines de l’homme ; la minuscule arobase est un caractère qui nous met en relation écrite avec la planète.