Ils se ressemblent encore en ce qu’ils ne sont que des auxiliaires, des intermédiaires.
Le plus important est quand même ce qui précède et suit l’arobase. De même, ce qui se situe au-dessus et au-dessous du nombril — pardon, Milan Kundera — concourt avec plus de liant à la communication érotique.
La gueule de l’emploi
Romain Gary : « Je demandai donc à Paul Pavlowitch, qui avait la “gueule” qu’il fallait, d’assumer brièvement le personnage (d’Ajar), avant de disparaître, en donnant une biographie fictive et en gardant le plus strict incognito. (…) Paul Pavlowitch collait au personnage. Son physique très “Ajar”, son astuce, son tempérament, réussirent, malgré les évidences, à détourner l’attention de moi et à convaincre », Vie et mort d’Émile Ajar.
Autrement dit, Paul Pavlowitch avait la tête d’Ajar. Il avait la gueule de l’emploi. Romain Gary considérait à juste titre qu’il y avait dans la chevelure ébouriffée de son petit cousin, dans son regard sympathique et bravache, dans son physique de gitan toujours en mouvement, dans son accent bizarre et une manière bien à lui d’enchaîner les mots, quelque chose d’un rastaquouère de l’Europe de l’Est qui collait bien aux personnages exotiques et à la prose familière, biscornue et inventive de ses romans.
Question quand même : ayant écrit Gros-Câlin, Romain Gary a-t-il cherché parmi ses proches un homme qui endosserait le roman avec le plus de fiabilité ? Ou, ayant choisi Paul Pavlowitch comme doublure, a-t-il adapté son écriture à ce que sa personnalité dégageait d’étrange et de poétique ? En d’autres termes, le physique du petit cousin, ses manières, sa conversation, ont-ils influencé les romans de Romain Gary écrits sous le pseudonyme d’Émile Ajar ?
Paul Pavlowitch m’invita chez lui, un samedi matin de juin 1981. Qu’avait-il donc de si important et confidentiel à me dire ? Eh bien, qu’il n’avait pas écrit les livres d’Ajar, qu’il n’était pas Ajar puisque Ajar c’était Romain Gary ! On imagine ma stupéfaction. Et, au début, pas longtemps, mon incrédulité. Les romans d’Émile Ajar collaient tellement mieux à la personnalité de Pavlowitch qu’à celle de Gary ! Comment croire que La Vie devant soi, prix Goncourt 1975, était de l’autre, déjà prix Goncourt en 1956, et pas de lui, Pavlowitch, mélange de gravité, de truculence et d’humour ? Preuve de la supercherie : le livre que, lui, Paul Pavlowitch, et non plus Ajar ou Gary, allait publier trois semaines plus tard sous le titre L’homme que l’on croyait.
Dans le rôle difficile de l’imposteur avouant en direct son imposture (Apostrophes, 3 juillet 1981), Paul Pavlowitch a été parfait. Sincère avec dignité. Si convaincant et tellement Ajar qu’on pouvait se demander s’il n’était pas en train de nous bourrer le mou, ajoutant une mystification à une histoire folle. La vérité était que Romain Gary et Paul Pavlowitch avaient magnifiquement joué chacun sa partie. Si le premier en tirait posthumement une gloire supplémentaire, le second troquait sa réputation usurpée d’écrivain contre celle, authentique, d’acteur. Et quel acteur ! Admirable, en particulier dans la longue et difficile séquence du prix Goncourt. Pavlowitch-Ajar aurait mérité de recevoir un Molière ou un César.
Cette tromperie, la plus belle de notre histoire littéraire, n’aurait pas fonctionné si Paul Pavlowitch n’avait pas si bien collé aux livres qu’il était censé avoir écrits. Romain Gary avait bien perçu l’adéquation entre l’homme et l’œuvre. Existe-t-elle chez d’authentiques écrivains ?
Oui, chez Balzac, surtout chez Balzac. Il y a dans son physique une ampleur ramassée sur elle-même, une robustesse, une compacité qui sont comme l’équivalence de son image avec l’envergure et la force de La Comédie humaine.
Même rapport de l’homme à l’œuvre chez Alexandre Dumas, solide gaillard aux cheveux crépus. À l’instar de ses romans et feuilletons, inventif, boulimique, joyeux, multiple, rebondissant, émouvant, séduisant, un appétit d’ogre.
Il me semble que Mathias Énard a quelque chose de ces deux illustres écrivains. Une tête puissante et un corps massif au-dessus de romans, tel Boussole, prix Goncourt 2015, qui labourent puissamment la géographie et la culture de l’Orient.
Hugo paraît hugolien, Proust est proustien, alors que Zola n’a pas le physique de ses romans. Ni Flaubert avec sa moustache tombante. L’obsession de la lumière ne se retrouve-t-elle pas dans le regard de Camus ? Ses vies multiples, le foisonnement de sa culture ne constituent-ils pas une explication du désordre des gestes et du bouillonnement des paroles de Malraux ?
Aragon ? Céline ? Valéry ? Beauvoir ? Sartre ? Mauriac ? Simenon ? Beckett ? Duras ? Ce serait bien intéressant de chercher les analogies entre ce qu’ils nous donnent à lire et ce qu’ils nous ont donné à voir. Ce pourrait être l’objet d’une étude, d’un débat, d’un jeu de société, un thème de conversation, de déjeuner littéraire.
Et Romain Gary ? Bien peu Ajar, et tellement Gary. Russe mélancolique et Français charmeur, Américain de Hollywood et Européen par conviction, une belle gueule d’écrivain qui regardait la vie dans les yeux et la mort dans la bouche.
L’urgence de l’écriture
Marguerite Duras : « J’ai toujours aimé ça, l’urgence de l’écriture journalistique. Le texte doit avoir en soi la force — et pourquoi pas les limites — de la hâte avec laquelle il a été rédigé. Avant d’être consommé et jeté », La Passion suspendue.
Il est très vrai que les journalistes sont souvent dans l’urgence pour écrire leurs articles. Soit parce qu’ils y sont contraints, leurs récits ou commentaires étant concomitants ou très proches de l’événement dont ils rendent compte : une conférence de presse, une rencontre sportive, des élections, un attentat, une catastrophe météorologique, le palmarès d’un festival… Soit parce qu’ils ont attendu le dernier moment pour remettre leur copie, repoussant au dernier jour l’écriture du texte qui leur a été commandé.
Beaucoup de journalistes sont des procrastinateurs. Plusieurs raisons à cela. Nous aimons que le délai entre la rédaction et la parution soit le plus court possible. C’est le concept du beaujolais nouveau. Aussitôt vinifié, aussitôt bu. Aussitôt écrit, aussitôt lu. Les articles ne se bonifient pas en vieillissant. Toujours être au plus près de l’actualité. Les journalistes de radio et de télévision sont dans l’instantané alors que leurs confrères de la presse écrite sont toujours dans le différé. À Lire, qui est un mensuel, je souffrais qu’il faille attendre une dizaine de jours avant que mon éditorial puisse être lu. Il me semblait qu’il n’était déjà plus très frais, comme frappé d’obsolescence.
Nous retardons aussi l’écriture d’un article au prétexte que nous pouvons tirer avantage d’un peu plus de réflexion et d’un surcroît d’informations ou de documentation. C’est souvent de la paresse camouflée sous l’esprit de sérieux.
Mais le principal motif qui nous pousse à écrire au dernier moment, c’est de bénéficier de l’urgence, de sa fièvre, de son excitation, de sa stimulation, de sa décharge d’adrénaline. Il y a du plaisir, même s’il est un peu sur les nerfs, à enrôler sous nos doigts les mots qui n’ont que trop attendu. Et nous pouvons espérer, comme l’a bien vu Marguerite Duras, que la hâte apportera de la force au texte. La contrainte du temps lui ajoute une sorte de légitimité et même de nécessité. On se convainc, à tort ou à raison, qu’un autre jour, à un autre moment, nous aurions fait moins bien.