Aragon, journaliste, était un virtuose de l’urgence. Sachant qu’un coursier viendrait chercher son papier à une heure convenue, il se mettait à écrire suffisamment tôt pour ne pas le faire trop attendre, suffisamment tard pour ne pas consacrer à l’article plus de temps qu’il n’en méritait. On a là-dessus le témoignage de son ami François Nourissier : « … Je regardais Louis travailler à l’autre bout de la longue table : il noircissait douze ou quinze pages, sans marge, sans ratures, sans ajouts, le temps pour moi d’en écrire une — il est vrai que le spectacle de cette prodigieuse aisance me détournait de mon travail », À défaut de génie.
Sur le Tour de France, Antoine Blondin était aussi un artiste de la page impeccable, presque sans ratures ni becquets. S’il avait un gros remords et devait biffer, il préférait déchirer la feuille et tout recommencer sur une autre, de son écriture appliquée, droite et ronde. Il pissait cependant moins de copie pour L’Équipe qu’Aragon pour Les Lettres françaises.
Je ne suis pas un sprinter. Ni un coureur de fond. Dans les courses de demi-fond des années 50, je forçais ma nature pour rester le plus longtemps possible au milieu du peloton. Dans l’écriture, c’est kif-kif bourricot (expression en vogue dans les années 50). Bien que je risque de manquer de souffle et de temps, j’attends, moi aussi, le dernier jour pour faire mon travail. C’est imprudent parce que je tiens à remettre ma copie à l’heure. En vingt ans de collaboration au Journal du dimanche, peut-être une ou deux demi-journées de retard ? C’est précisément l’imprudence qui enchérit sur la jouissance d’écrire le meilleur article possible.
Il m’est arrivé au Figaro de téléphoner entre vingt-trois heures et minuit un court papier sur la première d’un spectacle. Tant de lignes, pas une de plus, pas une de moins, l’article étant logé à une place bien précise dans une page qui l’attendait pour être bouclée. Philippe Bouvard et Pierre Macaigne excellaient dans cet exercice. La pression de devoir, très vite, dicter un billet léger, amusant — dit « parisien » —, m’excitait comme une boisson forte et me gâchait le spectacle.
Au Figaro littéraire, j’étais plein d’admiration et d’envie pour deux phénomènes : Pierre Mazars et Dominique Jamet. Nous avions commandé un taxi pour aller déjeuner dans un bistrot des Halles quand l’AFP annonçait la mort d’un écrivain, d’un peintre ou d’un architecte. Il fallait aussitôt écrire un à deux feuillets pour l’édition du Figaro qui partait à dix-huit heures en province. « Donnez-moi dix minutes », disait Pierre Mazars. Il ne lui en fallait pas davantage pour décapuchonner son gros Montblanc et, sans consulter d’archives, jeter quarante lignes sur le papier rose du journal.
Le jeune Dominique Jamet était un boulimique de l’écriture. Il n’était pas rare qu’il eût, en plus de son travail de secrétaire de rédaction, quatre ou cinq articles à faire, chaque semaine, pour Le Figaro littéraire, sur des sujets très divers, parfois difficiles. Il s’y mettait le dernier jour, ayant auparavant, bien sûr, réuni informations et réflexions. D’une plume alerte et infatigable, il alignait à la suite les textes, tous impeccables, sans même donner l’impression de céder à la hâte durassienne.
Le vainqueur des Prussiens
« Un mètre quatre-vingt-huit, un tour de poitrine en bon accord avec la taille, des bras puissants, des mains broyantes, le pas rapide et lourd, un air de protection fraternelle sur toute sa personne. Là-dessus, une voix assez peu timbrée mais chaude, une voix qui se faisait presque tout de suite intime, qui me palpait de l’intérieur, à cause de la conviction qu’elle portait. » Tel est le portrait de Philippe Viannay par Jacques Lusseyran, ce dernier aveugle génial, héros de la Résistance, que Jérôme Garcin a sauvé de l’oubli avec son beau livre Le Voyant.
Philippe Viannay était un autre héros de la Résistance. Il avait été l’un des fondateurs du réseau Défense de la France. C’était aussi le titre d’un journal clandestin où il signait ses articles « Indomitus » (l’Indompté, l’Indomptable). « Le 15 janvier 1944, écrit Jérôme Garcin, le quarante-troisième numéro de Défense de la France, qui comportait quatre pages, fut tiré à quatre cent cinquante mille exemplaires. Aucun autre journal clandestin, sous l’Occupation, n’avait atteint un tel chiffre. »
Philippe Viannay sera, onze ans plus tard, mon professeur d’histoire au Centre de formation des journalistes.
Je ne me rappelle pas qu’il était aussi baraqué. Mais il faut accorder plus de confiance au témoignage d’un aveugle dont « le troisième œil (…) voit plus profond et plus loin que les yeux ordinaires », qu’à ma maigre mémoire. Ce qui est incontestable chez Philippe Viannay, c’était l’intensité de son regard et la séduction de sa voix qui, en effet, « nous palpait de l’intérieur ».
Poussins de la guerre, blancs-becs plus tournés vers notre avenir que du côté des années terribles et déjà antiques, appréciions-nous la chance d’avoir pour nous enseigner l’histoire un homme qui en avait été l’un des acteurs ? Pas de la petite histoire politicienne bricolée avec des compromis et des compromissions. Non, la grande histoire où, pour reconquérir la liberté, on a un idéal, des armes et des couilles.
Nous savions que Philippe Viannay avait été un grand résistant, mais sans connaître le récit de ses audaces clandestines. Il n’en parlait pas. Si nous l’avions interrogé, aurait-il consenti à nous en faire le récit ? J’en doute. De toute façon, nous ne le lui demandions pas. Pourquoi ? Parce qu’on pressentait que c’était un domaine réservé. Probablement aussi parce qu’à fréquenter un héros on oublie peu à peu qu’il l’a été et on s’habitue à une légende tombée en quelque sorte dans le domaine public. Pendant la guerre, il avait fait son boulot, quoi ! Nous étions aussi ingrats que cons, lui bénéficiant quand même de notre part d’une rente admirative qui, comme toutes les rentes, se déprécierait au fil du temps.
La Révolution française était le sujet où sa verve excellait. Faits et idées se bousculant dans sa tête, Philippe Viannay y mettait de l’ordre en ouvrant des chapitres classés A, B, C, D, puis des sous-chapitres a, b, c, d, enfin, si nécessaire, des divisions numérotées à partir de 1. Nous prenions des notes abondantes. Il n’était pas rare qu’à la fin du cours nous constations que, lui et nous emportés par sa fougue, il avait sauté le 1 du Ab ou le 2 du Ca et qu’il manquait donc un épisode ou un aperçu à son histoire de la Révolution française. Ce n’était pas bien grave. La République avait quand même triomphé à Valmy.
Il y avait du patriotisme dans ses mots et dans sa voix. Le ton montait un peu plus quand il établissait des comparaisons entre la Révolution et la Résistance, célébrant toutes les façons de s’opposer à la tyrannie. Il n’y a pas d’anachronismes dans la conquête des libertés.
Peut-être Philippe Viannay parlait-il un peu de lui quand il évoquait Dumouriez et Kellermann, vainqueurs des Prussiens ?
Bifteck frites
L’admiration et le respect pour Julien Gracq étaient quasiment unanimes. Et quand un de ses livres ne paraissait pas être aussi remarquable que Le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt ou Lettrines, cela était plus suggéré que dit franchement. Aussi grande est la stupéfaction quand on lit ceci sous la plume de Dominique Fernandez à propos de Autour des sept collines, de Gracq, ouvrage sur Rome : « Les jugements sont aussi étriqués que les clichés abondants. N’émergent de cette pauvreté que quelques jolies pages (…). Le reste se déshonore par une suffisance imbécile », Le Piéton de Rome.