Je ne jouissais d’aucune considération, encore moins du prestige des premiers et des cancres. Les premiers étaient pour moi inaccessibles (sauf en orthographe, ce qui était déjà anecdotique). Les cancres m’attiraient et me faisaient peur. Leur refus du moindre effort ou leur inaptitude à se remplir la tête de chiffres et de mots les auréolait de noir. La plupart étaient costauds, insolents, et leur marginalité revendiquée plaisait aux filles. Ils étaient de toute façon plus rigolos que les fortiches en maths.
Michel Tournier traite ses professeurs de « pantins ». Il a gardé le souvenir de leur laideur et des ridicules de leur comportement. « Peut-être ce métier d’enseignant a-t-il plus qu’un autre pour effet d’abîmer les gens qui l’exercent. (…) Il est possible que l’autorité d’un maître sur un groupe d’enfants amoche à la longue son personnage et sa personnalité. » Les enseignants ne lui ont pas tenu rigueur de ses commentaires désobligeants à leur égard, l’invitant très souvent à répondre aux questions de leurs élèves. Lui aimait beaucoup ça.
Il disait que le meilleur lecteur est un enfant de douze ans. On peut en douter. Excessif dans ses jugements sur les professeurs et sur les élèves, à l’évidence Michel Tournier préférait les enfants aux adultes.
Le souvenir que j’ai gardé de mes profs ne me permet pas d’instruire contre eux un procès en laideur ou en ridicule. Que des hommes ! Plutôt sympathiques — à l’exception d’un arrogant professeur d’anglais dont je souhaitais la mort. Ils ressemblaient à des parents d’élèves et les parents d’élèves ressemblaient à des professeurs. Tout ce joli monde, possesseur de l’autorité et du savoir, était somme toute bien ennuyeux. Si la rêverie, les vagabondages de l’esprit, les fantasmes les yeux ouverts avaient constitué une épreuve du baccalauréat, il est certain que j’aurais décroché un 20 sur 20. Alors que j’ai dû m’y prendre à deux fois pour en passer avec succès la première partie.
Non, mes professeurs ne sont pas responsables de mon médiocre parcours scolaire. Mes mauvais génies avaient pour noms football, ping-pong, flipper, baby-foot, plus un invincible tropisme au métier de songe-creux.
Et puis, ô miracle, étudiant en journalisme à Paris, me voici parmi les meilleurs, premier surpris de capacités insoupçonnées, de mon plaisir féroce à apprendre. Je ne rêve plus le jour ni même la nuit parce que ma tête, jamais aussi souvent sollicitée et autant remplie, est fatiguée. Je découvre le bonheur des intuitions gagnantes, des observations judicieuses et des raisonnements qui emportent l’adhésion. Le choix des mots est un sport que je pratique de plus en plus en professionnel. J’éprouve enfin les délicieux tourments de l’écriture.
Comment expliquer que le médiocre lycéen soit devenu un étudiant doué ?
L’attractivité des matières enseignées n’y était pas pour rien, bien sûr. Non plus qu’une maturité qui avait traîné en route. Une clairvoyance tardive m’indiquait que j’avais trouvé mon chemin. Il passait par Paris, à 450 kilomètres de Lyon, loin du cocon familial, des copains, des matchs de football, des bals — on ne parlait pas encore des « sorties en boîte » —, des habitudes, des tentations, d’une indolence irréfléchie et bien commode.
« Il n’y a de bon étudiant que celui qui peut, qui sait, qui aime travailler seul. » Michel Tournier souligne le mot seul. Pour la première fois de ma vie j’étais, en effet, seul. Et heureux de l’être, sans en avoir eu le désir mais en en découvrant les avantages. J’étais maître de mon temps et, en dehors des cours au Centre de formation des journalistes (CFJ), maître de mon agenda. La solitude fournit beaucoup plus de lunettes pour comprendre le monde que le blablabla avec le perpétuel cercle des familiers. Dans ma petite chambre d’étudiant, il me semblait que j’avais enfin pignon sur rue.
Désormais, la compétition entre étudiants ne me faisait pas peur. Ce que j’avais appris des matchs de football et des parties de tennis de table — la volonté, l’opiniâtreté, la hardiesse, le goût de la victoire — m’était resté intact, disponible. La moitié de la classe ne passerait pas en seconde année. Je serais de la bonne moitié. Les doutes et les pusillanimités du lycéen avaient disparu.
Pour la télévision
Fabrice Luchini : « On ne peut rien faire comprendre à la télévision, rien faire passer : la télévision ne retient que l’énergie, éventuellement la drôlerie, en un mot la théâtralisation », Comédie française.
La télévision ne serait donc que de l’esbroufe, de la tchatche, une gestuelle bodybuildée, de la frime calorique, une sorte de miroir grossissant aux stupides alouettes ? Tout dans l’apparence, rien dans la vérité, encore moins en profondeur. D’un vide sidéral n’émergerait de temps en temps que de la « drôlerie » ?
Fabrice Luchini sait mieux lire Céline ou Nietzsche que regarder et écouter la télévision. Car, dans le cas où le petit écran ne serait pas totalement indigne de nos réflexions, on peut juger son poulet raide et injuste. Cela me rappelle le mépris aristocratique dans lequel certains intellectuels des années 70 tenaient la télévision.
Qu’elle soit trop souvent creuse ou vulgaire, oui, certes. Mais de là à croire qu’on n’y apprend rien parce qu’on ne peut rien y faire passer ! Toutes les émissions ne sont pas de plateau où les mots, tels des vols d’étourneaux, ne se posent que pour aussitôt repartir dans le vent. Il y a dans les journaux télévisés, les magazines de reportages et d’enquêtes, les documentaires, de quoi alimenter notre curiosité quand elle ne se limite pas à notre petite personne. L’offre est considérable et il ne tient qu’à nous de choisir ce qui nous enrichit ou nous dérange plutôt que ce qui nous abêtit ou nous endort.
La télévision ne se limite pas à diffuser des informations et des opinions. Elle crée du désir, et c’est à mes yeux son mérite principal. Des désirs de voyages, de lectures, de cinéma, de sport, et même des désirs de beauté, d’intelligence, de solidarité, d’aventure, tout simplement des désirs d’autonomie, d’indépendance, de liberté. Oh, pas chez tout le monde, loin de là ! Dans une minorité, chez de rares esprits ouverts. La télévision ne créerait-elle du désir que chez un téléspectateur sur mille qu’elle légitimerait cette « énergie » populeuse perçue et dédaignée de Fabrice Luchini.
Lui-même a su transmettre dans des magazines de plateau — les miens en particulier — des désirs de lectures ou de spectacles. Il a réussi à « faire passer » de la curiosité pour La Fontaine, Molière ou Nietzsche. Et combien d’autres étourneaux se posent suffisamment longtemps pour inciter les téléspectateurs à les suivre dès le lendemain dans les librairies. Dans les cinémas, les théâtres, les musées, les salles de concerts ou les music-halls. Oui, oui, pas assez, j’en conviens. La télévision pourrait faire beaucoup mieux. Elle n’y sera pas encouragée si ses détracteurs ou ses incroyants se recrutent parmi les meilleurs serviteurs de la culture.