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Bath est l’un des mots qui avaient choqué Maurice Druon. Il y avait aussi un pep d’enfer, la pêche, à tout berzingue, tchatche et des meufs très vaches. La majorité de ces mots, tous dans les deux dictionnaires de référence, le Petit Larousse et le Petit Robert, figuraient dans la partie junior de la dictée.

Hélène Carrère d’Encausse, qui avait succédé à Maurice Druon au secrétariat perpétuel de l’Académie, était présente à l’hôtel de ville. Chaque année, elle faisait la dictée de la finale. Ainsi manifestait-elle, non sans péril et courage, son soutien à la diffusion, deux fois par an, d’une dictée sur une grande chaîne de télévision et à une ludique popularisation de l’orthographe.

Le jeudi suivant, lors de la réunion hebdomadaire des académiciens, Maurice Druon reprocha vertement — le vert est la couleur des broderies de leur habit d’apparat — à Hélène Carrère d’Encausse de n’avoir pas quitté avec éclat l’hôtel de ville pour protester contre la présence dans la dictée de mots qu’il qualifia plus tard dans une chronique du Figaro d’« ordures ».

Dans cet article, le « méfait » dont je m’étais rendu coupable était mêlé à la dénonciation chez d’autres d’attentats contre le français et autres délits de syntaxe, de grammaire ou de vocabulaire. Pour Druon, tous les mots qu’à ses yeux j’avais eu le tort d’employer étaient argotiques. Or un seul l’était. Les autres étaient classés « familiers » par les dictionnaires.

Dans ma réponse, publiée par Le Figaro, je reprochai à Maurice Druon de se tromper d’étage. « Au familier, il se croit à l’argotique ; à l’argotique, au populaire ; au populaire, au vulgaire ; au vulgaire, au trivial. Maurice Druon n’est jamais à la bonne hauteur parce qu’il est politiquement convaincu que le peuple est toujours plus bas. »

Cette métaphore de l’étage m’était venue à l’esprit parce que dans sa diatribe l’académicien avait employé le mot étiage, commettant ainsi, ô chance ! ô bonheur ! ô joie ! ô miracle ! merci petit Jésus, un barbarisme… Oui, Druon, coupable d’un méchant barbarisme ! Il avait en effet écrit que le français s’était autrefois « élevé à cet étiage de clarté, de précision, de subtilité, d’élégance, de charme, de politesse (…) qui en a fait, longtemps, la langue universelle ». Or l’étiage est « le niveau le plus bas atteint par un cours d’eau ou un lac » (Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, tome 2, page 44). Druon avait dit le contraire de ce qu’il voulait dire. Je me gardai bien dans ma réponse de faire des plaisanteries de bas étiage, expression qui eût été fautive puisque pléonastique…

Le seul différend que j’avais avec mon ami Jacques Chancel, c’était à propos de Maurice Druon. Ils étaient eux aussi amis. Il m’assurait que dans le privé il était drôle, charmant, simple, alors que, dans ses manifestations publiques comme dans son écriture, il m’apparaissait pompeux, plein d’enflure et d’arrogance, tel un notable réactionnaire porté au flafla (fam.) et enclin à se gober (arg.).

Que Druon défendît la langue française contre ses corrupteurs, quoi de plus logique. Il était dans son rôle. Mais il le faisait avec une telle condescendance, invoquant Quintilien et Vaugelas du haut de son prestige académique, qu’il agaçait plus qu’il ne convainquait. Il tenait les lexicographes du Petit Larousse et du Petit Robert pour de cyniques malfaiteurs qui font commerce des verrues qu’ils ajoutent chaque année au français. Ou pour des sauvageons de banlieue qui ne cherchent qu’à dénaturer la langue en y introduisant des mots sans papiers.

Si elle ne veut pas se scléroser, peut-être mourir, une langue doit frémir, bouger, s’ouvrir, accepter l’usage, perdre des mots et des expressions, s’enrichir d’autres. Elle doit vivre comme un grand corps musclé qui s’oxygène, qui retient ce qui lui convient et refuse ce qui l’appauvrit ou l’enlaidit. Un corps qui attaque et se défend, et non pas un vieil et solennel habit naphtaliné (néologisme).

Un ami bienveillant et fidèle

Charles Bukowski : « Non, je n’ai pas vomi à la télé nationale, en France. Je me suis juste salement soûlé, ai dit deux ou trois trucs, suis parti brusquement et ai sorti mon couteau devant un garde », lettre à Hank Malone, 15 octobre 1979, Correspondance 1958–1994.

Ayant appris qu’aux États-Unis Bukowski avait poussé la provocation jusqu’à vomir, en direct, sur un micro, je redoutais qu’il fît de même à Apostrophes, le 22 septembre 1978. C’est pourquoi, quand il commença d’émettre des borborygmes qui empêchaient les autres invités de parler, je le surveillai, prêt à l’empêcher de porter une main à sa bouche pour rendre le sancerre qu’il venait de siffler en abondance au goulot de la bouteille… On imagine le scandale !

Ce n’était pas facile de conduire l’émission tout en gardant un œil sur le loustic. Aussi, quand il se leva en titubant pour quitter le plateau, je ne le retins pas. Je ne l’ai pas chassé, comme certains l’ont prétendu. Mais je n’étais pas fâché qu’il déguerpît et laissât les autres écrivains s’exprimer.

La scène du départ de Bukowski, souvent rediffusée, a fait de cette Apostrophes la plus connue et la plus commentée du grand public. Elle n’est évidemment pas, et de bien loin, ma préférée. J’y reviens parce que le vin en a été l’invité inattendu et décisif, comme, à ma surprise, il l’a souvent été dans ma vie.

Ainsi, lors de mon engagement comme stagiaire au Figaro littéraire. J’ai été incapable de répondre aux questions sur les écrivains et sur les livres que m’a posées le rédacteur en chef, Maurice Noël, sondant ainsi une culture souffreteuse et une apparente inaptitude à faire mon trou dans le journalisme littéraire. Je dois la chance d’avoir été retenu au beaujolais. Apprenant au détour de la conversation que ma mère possédait quelques hectares dans ce vignoble, il m’a demandé si, contre un chèque, il pourrait en recevoir de quoi éponger une soif qui remontait à son passage à Lyon au début de la guerre. C’était plus facile à satisfaire que de dire qui avait écrit les mémoires de l’empereur Hadrien. En somme, j’ai commencé ma carrière dans le monde des lettres comme négociant en vin.

J’ai raconté en détail cette scène déterminante dans le Dictionnaire amoureux du vin. Ce livre est aussi un miracle. J’avais deviné qu’au cours du déjeuner auquel Olivier Orban m’invitait, le patron des éditions Plon allait me demander d’écrire un dictionnaire amoureux pour la collection dirigée par Jean-Claude Simoën. Ce serait probablement le football et je refuserais. Quoi écrire qui n’ait déjà été mille fois raconté sur ce sport, sa technique, ses joueurs-vedettes, ses supporteurs, ses matchs historiques ? Mais ce fut le vin. De surprise je faillis renverser mon verre de bordeaux. C’était une bonne idée qui ne me serait jamais venue à l’esprit. J’entrevis tout de suite le plaisir que j’aurais à raconter mes vendanges et, surtout, à faire l’éloge du plus mythique et culturel des produits de la terre. Quoique de l’année 2006, qui n’est pas un grand millésime, le livre a été un succès.

Enfin, élu à l’académie Goncourt, j’appris avec joie et fierté que mon couvert avait été celui de la sensuelle et gourmande Colette. Après Baudelaire, elle est l’écrivain qui a rassemblé les mots les plus justes pour célébrer le vin.

Et puis, remontant la courte liste de mes prédécesseurs, j’y ai découvert le nom de Léon Daudet. Ce vorace bouffeur de cuisine, de mots, d’idées, de polémiques, de duels, de littérature, est l’auteur d’une phrase célèbre, souvent mal citée : « Lyon est la capitale de la cuisine française. En dehors du Rhône et de la Saône, elle est parcourue par un troisième fleuve, celui-ci de vin rouge, le beaujolais, et qui n’est jamais limoneux, ni à sec. » Je vis dans ces mots une sorte d’adoubement à un siècle de distance.