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Autrement dit, dès le début de leur liaison, François Mitterrand a compris que sa seule arme pour être aimé durablement d’Anne Pingeot, c’était la littérature.

Comme pour illustrer cet engagement, il a accompagné sa première lettre de l’exemplaire du Socrate qu’il possédait. Puis, il lui a fait tenir un exemplaire des Justes de Camus. Enfin, c’est dans une librairie de Saint-Germain-des-Prés qu’il lui a donné leur premier rendez-vous parisien.

Ma correspondance amoureuse n’a pas été aussi efficace que celle de Mitterrand, oh non ! Je me souviens d’une lettre écrite à une cousine lointaine — lointaine par les liens de famille et par la géographie. Cette lettre était si belle, si éloquente, et comme gonflée de ma respiration retenue, puis relâchée avec volupté, que je n’ai pas douté un seul instant de son heureux résultat. La méchante cousine ne m’a dit ni oui ni non. Cela fait soixante et un ans que j’attends sa réponse. Ce doit être non, probablement.

Ce n’est pas pour autant que j’ai perdu confiance dans la littérature. Car si les mots n’ont pas eu les effets que je pouvais en attendre, ils m’ont donné bien du plaisir à les assembler. J’avais soigné ma lettre comme jamais, biffant, reprenant, coupant, essayant deux ou trois arguments, n’en retenant qu’un seul, lançant deux ou trois promesses, en ajoutant une autre, signant quelque chose à la fois de ferme et de tendre, de grave et de joyeux. J’étais fier de ce que j’avais glissé dans l’enveloppe. Je me rappelle aujourd’hui avec plus de netteté ma jouissance d’avoir écrit cette lettre d’amour que ma déception de n’en avoir eu aucun retour.

À l’écoute du silence

Philippe Sollers : « Je revois Georges Bataille, à la fin de sa vie, entrer et s’asseoir très calmement, en fin d’après-midi, dans le petit bureau d’une jeune revue d’avant-garde. Il se taisait beaucoup, et j’écoutais son silence. Il avait l’air heureux d’être là », Mouvement.

La revue d’avant-garde s’intitulait Tel Quel. C’était une ruche bourdonnante de jeunes écrivains pressés de produire leur miel. Parmi les plus bavards Jean-Edern Hallier et, un peu plus tard, Jean Ricardou. J’imagine bien Georges Bataille, attentif, fasciné par leurs conversations vigoureuses, leurs anathèmes, leurs emballements, les assauts d’érudition auxquels ils se livrent. Georges Bataille n’a aucune envie de les épater ou de les instruire. Il se contente de les écouter, peut-être un peu envieux de leur jeunesse, sûrement admiratif de la manière avec laquelle ils empoignent la littérature, certains de lui faire de beaux enfants ou d’insolents bâtards.

Plus d’un demi-siècle après, le silence de Georges Bataille est toujours impressionnant. Et m’impressionne aussi que le jeune Sollers ait écouté son silence. Sans mot dire, ils se disaient beaucoup de choses.

Le problème avec les vieux, c’est qu’ils n’écoutent plus. Soit parce que leur ouïe est un peu défaillante, soit, surtout, parce qu’ils n’ont plus envie d’apprendre. À la longue, leur curiosité s’est tarie. Ils en ont tellement vu et entendu qu’ils ne font plus l’effort de voir et d’entendre. C’est comme si leur tête était pleine à ras bord. Plus de place. Plus de place pour ce qu’ils pourraient retenir des conversations des jeunes gens. La distance est trop grande, la tâche trop difficile. Pour quel intérêt ? Les vieux veulent bien se dépayser, en groupes, entre eux, à Vienne ou à Bangkok, mais pas individuellement chez les jeunes du club, du quartier, de la cellule ou de la paroisse. Si c’est pour répondre à leurs questions, les faire profiter de leur expérience, leur apporter un témoignage, oui, pourquoi pas ? Mais si c’est juste pour les écouter ? En silence ?

Inversement, il est peu probable que les jeunes soient ravis de la présence d’un vieux à leurs débats, à l’exposition de leur mélancolie ou de leurs désirs de conquêtes. Ils se sentiront d’autant plus mal à l’aise que les cheveux blancs resteront silencieux. Est-ce un espion ? Un juge ? Un censeur ? Un ironiste taiseux ? Pèse sur eux son regard, même si c’est celui d’un familier. Seuls les plus intelligents sauront écouter son silence et y percevoir une légère et affectueuse disponibilité.

À la télévision comme à la radio, le silence est honni, pourchassé, compressé, réduit à rien. On préfère le chevauchement des voix au silence. L’oreille ne doit jamais rester dans l’attente d’un son. Elle est en permanence occupée. Dues à une technique défaillante, les ruptures de son exaspèrent l’auditeur et le téléspectateur. Il est soudain en manque. Il cherche fébrilement à renouer avec la musique ou la parole. Il ressent le silence comme une agression, au moins comme une gêne insupportable.

Pourtant les silences de Marguerite Duras à Apostrophes étaient sublimes. Ils donnaient du suspens ou du poids à ce qu’elle allait dire. Ces deux secondes de réflexion entre le dernier mot de ma question et le premier mot de sa réponse étaient en somme très éloquentes. Au début de l’entretien, elles m’avaient déconcerté. Puis, j’ai compris que, en dépit de ma hantise du vide, je ne devais pas brusquer mon invitée, mais la laisser maîtresse de son temps. Quel spectacle d’ailleurs que de l’observer, la tête bien posée au-dessus de son col roulé, en train de trier silencieusement les idées et les mots !

Je me rappelle m’être dit, après la leçon de silence de Marguerite Duras, que je devrais en introduire un peu dans mes questions pour qu’elles paraissent plus réfléchies. Me donner ainsi une image plus posée. Tu parles ! Le naturel est revenu au galop et m’a emporté dans le mouvement rapide des conversations du tac au tac.

Invité à La Grande Librairie en même temps qu’Alain Corbin pour son livre Histoire du silence, il m’est venu une idée que je n’ai malheureusement pas eue pendant mes vingt-huit années d’émissions en direct : respecter une minute de silence sur le plateau. Graves ou burlesques, les raisons ne manquent pas. Ce long silence volontaire serait entré dans l’histoire de la télévision. Se taire pendant quelques instants, lors d’une conversation sur la philosophie du silence, était comme un travail pratique. Comme le silence, une occasion en or. J’en ai fait la proposition sous le regard amusé de François Busnel, mais Alain Corbin a vivement repris la parole, refusant d’ajouter une note silencieuse à son livre.

Le principe de Peter

« Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever jusqu’à son niveau d’incompétence. »

Tel est le principe de Peter beaucoup plus connu que l’essai qui lui a donné naissance : Le Principe de Peter, de Laurence J. Peter et Raymond Hull. Il a été considéré à juste titre comme un livre d’humour, ce qui lui a retiré de son sérieux et de sa clairvoyance alors que, sous la fantaisie, il énonce et dénonce l’une des raisons « pourquoi tout va toujours de travers ».

Nous reconnaissons bien volontiers que le principe de Peter souffre d’exceptions. Certains employés, faute d’ambition ou d’habileté dans la grimpette, restent toute leur vie à leur petit niveau de compétence. Mais, surtout dans la fonction publique et la politique, sont nombreux ceux qui ont réussi, à force d’attitudes cauteleuses envers leurs supérieurs incompétents, à se hisser jusqu’à leur niveau d’incompétence. Humour ou pas, il y a du vrai. Et c’est bien pourquoi le principe de Peter devrait être aussi célèbre que le principe de précaution, de réalité ou d’Archimède.