En 1970, quand j’ai lu le livre, je ne me suis pas contenté d’écrire un article enthousiaste, j’ai intégré le principe de Peter dans ma petite tête. Quels que soient les regrets, ne jamais m’élever jusqu’à un poste où, aux yeux des autres, pire, aux miens, flagrante serait mon incompétence. Question d’honnêteté, question d’honneur. À trente-cinq ans, la vie me proposerait probablement des responsabilités que j’accepterais ou non en fonction de divers paramètres (plaisir, temps, argent, risques, etc.), Peter et son principe étant aussi partie prenante. Je n’irais pas briguer un poste ou une fonction au-dessus ou à côté de mes capacités.
Trois ans après que j’eus fait connaissance de Peter, Jacqueline Baudrier, patronne de la première chaîne de télévision, me demanda d’y animer une émission littéraire. Peter me dit qu’il était impossible de savoir si je serais cap ou pas. Il fallait essayer. J’ai essayé. Dès le lendemain de la première émission, Jacqueline Baudrier et Peter m’ont rassuré : devant les caméras, je tenais ma place.
Quand Pierre Desgraupes m’a proposé le journal de 20 heures en alternance avec Christine Ockrent, Peter m’a fait remarquer que je n’avais pas le bagage politique nécessaire à l’emploi et qu’au lieu d’y montrer de l’autorité, ma fragilité serait patente et récurrente. J’ai donc refusé, la principale raison étant cependant que je jouissais de plus de liberté dans l’animation d’une émission littéraire que dans la lecture d’un prompteur sous l’œil irascible de la classe politique.
Peter ne s’opposa pas à ma participation à la création du magazine Lire parce que son initiateur Jean-Louis Servan-Schreiber avait toutes les qualités de manageur que je n’aurais jamais. Nous étions complémentaires.
En revanche, en vacances en Italie, quand j’appris par la presse que mon nom était cité au ministère de la Culture pour la direction d’une chaîne de la télévision publique, Peter me conseilla d’appeler tout de suite qui de droit pour que cette idée farfelue soit sur-le-champ abandonnée. On imagine bien le raisonnement : puisque j’avais réussi à animer et à rendre populaire une émission culturelle, j’étais capable de diriger avec succès une chaîne. Sauf que, j’en étais bien d’accord avec Peter, les qualités requises n’étaient pas les mêmes, que je ne les possédais pas et que, en plus, le pouvoir, ses honneurs et ses emmerdes, ne m’attirait pas. Accepter cette charge aurait été une application parfaite du principe de Peter et de son second attendu : « Avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. »
Mon vieux conseiller m’accompagne toujours. Chaque fois qu’on me demande de participer à un débat ou de répondre à des questions sur un sujet périphérique à mes domaines, je me tourne vers Peter. Il est très rare que je ne suive pas ses recommandations. Mes confrères sont toujours étonnés que je me déclare incompétent ou pas assez instruit en telle matière pour ne pas risquer de ne débiter que de prudentes banalités. La notoriété n’est pas un brevet d’omniscience. Il faut se méfier des tables rondes. Elles sont souvent carrées, les angles à vif, avec des tiroirs où les causeurs se font pincer les doigts.
Quand, par miracle et par chance, j’ai été engagé comme journaliste stagiaire au Figaro littéraire, mes lectures étaient alors tellement lacunaires que, si Peter avait existé, il m’aurait certainement déconseillé l’aventure. Cela prouve que, comme tout le monde, il peut se tromper ? Les débuts dans la vie requièrent de l’imprudence, de l’audace, de la folie. On est au bas de la hiérarchie et le principe de Peter ne s’applique pas encore. Non, Peter ne se serait pas trompé, il se serait déclaré incompétent.
Chats de rencontre
Charles Dantzig : « Sur l’île Saint-Louis que traversait Anne à pied dans la nuit, un petit chat noir semblable à une virgule qui marchait d’un pas hésitant lève les yeux à la façon d’une vieille dame, l’air pas même surpris », Histoire de l’amour et de la haine.
Les chats de rencontre sont toujours énigmatiques. Dans la rue, ils roulent des mécaniques. Ou bien, n’ayant pas d’autorisation de sortie, ils rasent les murs, s’accordant encore un peu de liberté avant de rentrer et de faire le gros dos sous les gronderies. Sur le pas de leur porte, ils nous regardent passer. On s’arrête. On leur parle. On les félicite pour leur beauté. Ils s’en fichent. Combien d’hommages en une seule journée ? Rares sont ceux qui ne se dérobent pas à la main qui veut les caresser. Accepterions-nous d’être tripotés par des inconnus ? Les chats qui agréent les câlineries des passants, en particulier des enfants, sont pour la plupart natifs du Verseau, ascendant Balance. C’est Alexandre Vialatte, l’astrologue auvergnat, qui m’a soufflé l’explication.
Les chats qui font les poubelles n’ont pas de domicile fixe. De race européenne, viennent-ils de Roumanie, de Bulgarie, d’Albanie ? De vieilles dames déposent à leur intention des croquettes ou des restes de leur frichti dont les proportions excèdent volontairement leur appétit modeste. Libres, les chats de quartier ont autant d’habitudes et de manies que les chats d’intérieur, mais ce ne sont pas les mêmes, préférant, par exemple, vivre la nuit plutôt que le jour. Dans la pénombre, ils ressemblent, en effet, à des virgules. Ou à des croches. S’ils sont en couples, des doubles croches. D’où montent des musiques âpres et répétitives aux époques amoureuses. Pensant bien faire, les vieilles dames doublent alors les rations de croquettes et de rata. Mais les chats qui baisent ne mangent plus. Profitent de l’aubaine des coupés abandonnés, des estropiés, des retraités, des dégoûtés du sexe ou de la maternité.
À la campagne, les chats de rencontre sont moins énigmatiques que ceux des villes, parce qu’ils ont une adresse, des maîtres identifiés, un territoire, une réputation de chasseur, de coureur, de bon ou mauvais coucheur. Tout le monde se connaît dans un village, y compris chats et chiens. Ils sont souvent plus au courant de la vie locale que bien des habitants. On devrait leur accorder le droit de vote aux élections municipales.
Un couple se promenait au bord de la rivière quand ils entendirent des miaulements provenant d’un arbre dont l’abondance de branches et de feuilles cachait l’auteur des plaintes. Lui dut grimper pour découvrir un tout petit chat noir qui n’avait probablement dû son salut qu’à son habileté, découverte à cette occasion, à monter à l’arbre. Ils l’emportèrent et le confièrent à une Parisienne en vacances.
C’était une chatte. Elle s’habitua très bien aux quelque cent trente mètres carrés d’un appartement confortable, moquetté, bien chauffé, où elle pouvait savamment distinguer le douillet du moelleux. Mais, de retour au pays deux ou trois fois par an, elle se muait aussitôt en une chasseresse féroce et infatigable. Puis, comme si de rien n’était, elle renouait avec sa douce vie à Paris. Elle était née Lion, premier décan, ascendant Vierge, toujours selon Alexandre Vialatte.
Que les chats se portent à notre rencontre est plus gratifiant que l’inverse. Ainsi passons-nous pour être de leurs favoris. Nous dînions dans les jardins d’un restaurant de Provence, à la table la plus éloignée de la maison. Un beau chat noir sauta sur la balustrade de la terrasse et observa longuement la soixantaine de clients en chemisette et robe d’été. J’eus un pressentiment. « Il va venir nous voir », dis-je à ma compagne. En effet, sautant de son perchoir, il avança lentement entre les tables, indifférent aux « minou ! minou ! » et aux offres gourmandes. Plus il approchait, plus mon cœur battait fort. À quoi devions-nous cette faveur dont j’étais de plus en plus certain ?