Se refuser à l’indiscrétion est moins grave que se soustraire à la curiosité. Celle-ci est le levain de la pâte alors que celle-là n’est que la cerise sur le gâteau. Mais la gourmandise est d’autant plus satisfaite qu’on lui en donne davantage.
Avec les ordinateurs et les smartphones, jamais l’indiscrétion ne s’est exercée avec autant d’abondance et de facilité. Marcel Jouhandeau devait se contenter d’ouvrir les lettres ou le journal de sa femme, Élise. Aujourd’hui, combien de couples ruinés après la lecture de messages sur les écrans de l’autre ? Avec l’électronique, l’indiscrétion s’est banalisée.
Depuis, elle ne me plaît plus, la jugeant à la portée des caniches. Un clic, et vous voilà dans l’intimité de celui ou de celle qui a laissé traîner son téléphone portable ou qui a laissé ouvert son Mac. Navrant !
Dérisoire est l’indiscrétion au bout du pouce ou de l’index alors qu’elle doit être compliquée, longue et risquée, authentique mise en scène qui lui donne de l’envergure et du lustre. Une intrusion dans la vie de ses proches ou de tiers exige de l’imagination, de l’habileté, du temps, de la patience et même un peu de chance. Le cœur battant, avoir recours au guet et à la filature. Utiliser si nécessaire jumelles, appareil de photo, caméra, magnétophone dissimulé, smartphone laissé négligemment sur la table et tout système de renseignement un peu sophistiqué.
Ce qui donne son prix à l’indiscrétion, c’est l’énergie qu’on met à l’obtenir. En quoi, comme l’affirme Marcel Jouhandeau, elle est une preuve de vitalité. Se croire Smiley, le maître espion de John le Carré, ou rien.
Les années mémorables
Jonathan Littell : « Il y avait là des centaines de bouteilles parfois très vieilles, je devais souffler la poussière pour lire les étiquettes, dont certaines étaient entièrement moisies. Je choisis les meilleures bouteilles sans la moindre gêne (…), je trouvai un château-margaux 1900 et je pris aussi un ausone de la même année ainsi que, un peu au hasard, un graves, un haut-brion de 1923. Bien plus tard, j’ai compris que c’était une erreur, 1923 ne fut pas vraiment une grande année, j’aurais mieux fait de choisir le 1921 », Les Bienveillantes.
Maximilien Aue, le narrateur, officier SS, prend quelques jours de repos dans la maison désertée de sa sœur et de son beau-frère, alors que l’Allemagne s’effondre et que les Russes déferlent sur Berlin. La cave est tapissée de grands bordeaux. Il en connaît les noms, mais ignore la hiérarchie des millésimes. Dommage.
J’ai de même été piégé par un collectionneur de bordeaux qui, m’ayant ouvert sa cave alibabasque, m’a demandé de choisir trois bouteilles pour le dîner. S’offraient à moi tous les premiers crus du Médoc des années 50, 60 et 70, mais si j’avais en tête les meilleurs millésimes de Bourgogne, ceux des vins de Bordeaux m’échappaient. Je dus en faire l’aveu à mon hôte qui s’en étonna. Même si je n’avais pas encore écrit le Dictionnaire amoureux du vin, étant même à cent lieues d’imaginer que je me lancerais un jour dans ces vendanges de mots bachiques, je passais pour un amateur qui s’y connaissait. J’ai écouté avec humilité les commentaires gustatifs du richissime caviste sur les millésimes de son choix et je me promis de me frotter d’un peu plus près au vin de Bordeaux.
Les boutiques spécialisées dans le commerce du vin ainsi que certains restaurants — notamment Taillevent — donnent à leurs clients des petits dépliants où figure la cotation des millésimes des principaux vignobles de France. À quelques nuances près, les experts sont plutôt d’accord. Ne jamais sortir ce tableau si vous êtes invité, surtout au domicile de votre amphitryon. Les bouteilles qu’il a remontées de sa cave sont peut-être issues de navrants millésimes. Ainsi révéleriez-vous à la table les erreurs qu’il a commises dans ses achats ou le peu d’estime dans laquelle il vous tient.
C’est un manque flagrant de culture générale de ne pas connaître les grandes années de nos grands vignobles. Il y a autant de fierté nationale dans les chais que dans les ateliers de couture ou les usines d’automobiles. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que 1928, 1947 et 1959 sont pour les vins l’équivalent de 1789, 1848 et 1945 pour l’histoire du pays. Mais, franchement, l’année 1515 et son Marignan n’usurpe-t-elle pas une place un peu trop grande dans la mémoire collective par rapport à 1947 et son Cheval Blanc, à 1961 et sa Romanée-Conti ou à 1990 et son Châteauneuf-du-Pape ?
Ayant toujours été favorable à un enseignement dans les lycées de l’histoire culturelle du vin, je trouverais judicieux que les futurs bacheliers apprennent et retiennent les dates des plus belles réussites de nos terroirs viticoles. La France entière du vin, ce serait probablement trop. Mais ce serait bien que les lycéens de Strasbourg et de Colmar sachent au moins les années prépondérantes des vins d’Alsace. De même les lycéens de Reims et d’Épernay pour les champagnes, de Dijon et Beaune pour les bourgognes, de Saumur, Angers et Nantes pour les vins de la Loire, de Bordeaux pour les Médoc, Saint-Émilion et Pomerol, etc.
Quid des lycéens de Lille, Cherbourg ou Brest ? On ne va quand même pas les punir d’être loin de toute vigne en leur faisant apprendre la carte de France des eaux minérales ! Que le professeur choisisse un vignoble, s’en fasse le géographe, l’historien, l’œnologue, et n’oublie pas de glisser dans son cours les dates des plus jolies bouteilles.
En avance sur leur biographie
Gary Cooper : « Ce qui était délicieux chez Jean (Seberg), c’est qu’elle avait appris à être une star avant de devenir une actrice », cité par Ariane Chemin, Mariage en douce.
Il existe, en effet, de rares personnes qui donnent l’image de leur réussite avant d’en avoir fourni les justifications. Par une sorte de grâce ou de génie, elles anticipent par leur comportement un statut qui est encore loin d’être le leur. Elles donnent des preuves de ce qu’elles seront alors qu’elles sont occupées, sans être assurées d’y parvenir, à légitimer les espoirs mis en elles et à obtenir la position qui les conduira à celle à laquelle elles paraissent être déjà parvenues.
Charles de Gaulle en est l’exemple le plus éclatant. Lieutenant, il était déjà général. Autoproclamé à Londres chef de la France libre, il gagnait l’histoire de vitesse, s’assurant la première place dans le défilé de la victoire sur les Champs-Élysées. Pas encore élu, il possédait depuis longtemps la voix et les gestes du président de la République. Encore vivant, il était promis pour la postérité au plus élevé, la place de l’Étoile et un aéroport. De Gaulle allait plus vite que sa biographie.
Mari de Jean Seberg, Romain Gary était aussi en avance sur sa destinée. Il est vrai qu’il était de son devoir filial d’attester les prophéties de sa mère juive, convaincue qu’il ferait honneur à la France comme écrivain et diplomate. Premier prix de composition française du lycée de Nice, c’était autant de joie et de fierté pour un petit Slave émigré que s’il avait reçu le prix Goncourt. Il l’obtiendra deux fois. Avec son physique d’acteur américain et ses aventures héroïques dans des bombardiers au-dessus de l’Allemagne nazie, il avait joué sa peau, et son avenir à Los Angeles où l’attendait le rôle de consul général de France. Bon joueur d’échecs, Romain Gary savait anticiper.