De même Colette a toujours eu un coup d’avance. Sa réputation d’écrivain était établie alors qu’elle n’était que le nègre de Willy. Deuxième femme à entrer à l’académie Goncourt, entourée de neuf écrivains barbus ou moustachus, d’emblée elle avait eu le prestige, l’autorité et l’influence d’une présidente. Elle le deviendra quatre ans plus tard. La circulation assumée de son corps du lit des hommes au lit des femmes continue à donner d’elle l’image d’une femme libre. Colette ou les talents annonciateurs.
Mais sa fin de vie fut douloureuse et pénible. Plutôt qu’immobilisée par une polyarthrite, il aurait été plus conforme à sa charnelle nature qu’elle tirât sa révérence, d’une traite, sous les marronniers du Palais-Royal.
Charles de Gaulle ne pouvait pas finir, lui, dans un lit, rongé de l’intérieur, prolongé par des amputations ou de la chimiothérapie. Nous savions tous qu’il mourrait tel un chêne qu’on abat, métaphore de Victor Hugo reprise par André Malraux. La légende gaullienne exigeait qu’il partît vivant, terrassé par le fatum et non par la maladie.
La plupart d’entre nous n’ont pas cette chance. Nombreux sont ceux qui portent leur fin sur leur visage. Ils affichent l’inéluctable. Déjà ils nous préparent au deuil. « Le corps de mon père avait été pris par la maladie, couturé, marqué, mangé par elle ; mort avant la mort », Marie-Hélène Lafon, Histoires.
Les Goncourt et l’amour
Patrick Besson : « Il faut que je me dépêche de la draguer avant que le Goncourt ne la remarque. C’est un tombeur. En plus, toutes les filles veulent coucher avec un Goncourt », Un état d’esprit.
Les Prix Goncourt sont discrets sur les bonnes fortunes qu’ils doivent à leur couronnement médiatisé chez Drouant. Il est possible que, quoique moins endiablées que les hordes de candidates au lit des rockeurs, des femmes ambitionnent de se glisser dans l’intimité des lauréats. Ce que le public sait de l’écrivain ou la lecture de son roman doit probablement opérer une sélection. Par exemple, pour Didier Decoin (John l’Enfer) : des Cheyennes et des aveugles. Patrick Modiano (Rue des boutiques obscures) : des Parisiennes en baguenaude. Yann Queffélec (Les Noces barbares) : des Bretonnes violées. Tahar Ben Jelloun (La Nuit sacrée) et Atiq Rahimi (Syngué sabour. Pierre de patience) : des sans-papiers. Patrick Rambaud (La Bataille) : des veuves de militaires. Jonathan Littell (Les Bienveillantes) : des sadomasos. Michel Houellebecq (La Carte et le Territoire) : des mémères avec des petits chiens.
Patrick Besson a ajouté : « Je me demande si c’est pareil quand une femme a le Goncourt. » Hélas ! je ne peux plus le demander à Edmonde Charles-Roux. Je le demanderai à Paule Constant.
L’élection à l’académie Goncourt procure-t-elle un surcroît de séduction ? Je n’ai rien ressenti de tel. J’ai plus observé des signes d’intérêt chez les éditeurs que des marques d’affection des bourgeoises de Saint-Germain-des-Prés et des Ternes. Deux ou trois lettres de province, mais timides, sans passion. Derrière, je flairais le roman refusé et resté inédit. Arrivé à un certain âge, l’homme de lettres doit se méfier des créatures promptes à lui ouvrir leur lit. Elles ne tarderont pas à ouvrir leurs tiroirs bourrés de manuscrits.
J’ai cependant constaté chez certaines femmes une appréciation de ma personne rendue un peu plus flatteuse par mon appartenance à l’académie Goncourt. C’est, j’imagine, grâce à nos déjeuners mensuels. Nous mangeons, nous buvons, nous faisons bombance. Nous avons la réputation justifiée pour la plupart d’avoir un bel appétit.
Le menu du déjeuner du jour du Goncourt, c’est à n’y pas croire ! En voici un récent :
Soupe de grenouilles.
Terrine de coquilles Saint-Jacques aux poireaux, huître et caviar.
Filet de sole poché, sauce crémeuse au Riesling.
Salade de mâche aux ris de veau rôtis et aux cèpes crus.
Noisette de chevreuil poêlée, accompagnée d’une tourte au foie gras.
Fromage de brebis Ossau-Iraty et chutney aux figues.
Brioche perdue servie avec une poire caramélisée et une glace à la bière.
Champagne, Puligny-Montrachet, Bandol, Château Rauzan-Ségla, second cru classé de Margaux, eaux-de-vie.
Nous ne déjeunons qu’après avoir débattu des mérites des quatre livres finalistes et voté. On s’en serait douté.
Cette alliance de la littérature et de la gastronomie donne des Goncourt l’image de bons vivants. Des gourmets qui aiment les livres et la vie. Des lecteurs sérieux dans leurs choix romanesques, des amis enjoués et blagueurs dans leurs manières de table. Cela nous vaut une plus-value de sensualité gourmande et de sympathie.
Rien de tel à l’Académie française. Ce sont de purs esprits qui ne mangent ni ne boivent, ou en coup de vent, après la séance du dictionnaire du jeudi matin. Les hommes ne tirent leur séduction auprès des femmes que de leur discrète intimité avec les mots ou du solennel apparat de leurs réceptions. Pas folichon tout ça. Un abonnement mensuel à vie dans un délicieux restaurant littéraire et un couvert en vermeil à son nom paraissent plus enviables et charismatiques que l’immortalité sous un bicorne et une Coupole classée monument historique.
Je dois cependant à la vérité de mentionner que l’habit vert est chargé d’érotisme pour certaines femmes, peu nombreuses mais d’autant plus ardentes au déduit que le contact de leurs doigts avec le grain d’un tissu de bonne coupe, chargé de symboles, les a électrisées.
On disait qu’Anatole France recevait ses maîtresses en habit d’académicien, l’épée à la hanche, telle une stimulante promesse. Il n’aimait rien tant que les mains de ses lectrices lui retirent les pompeux et chatoyants attributs que ses livres lui avaient mérités. Vêtus comme tout le monde, les académiciens Goncourt, hommes et femmes, ne bénéficient pas de ces appas vestimentaires.
Mais leur salon au premier étage du restaurant Drouant, donnant sur la jolie place Gaillon, est autrement plus cosy que les vastes et solennels amphithéâtres et salons des Immortels, quai de Conti. Quand des amis me demandent de visiter le salon des Goncourt, je suis fier d’en pousser la porte et de les introduire pendant quelques minutes, sous le regard d’Edmond, dans cette pièce dont la célèbre table ovale occupe une grande place. Dans les vitrines, photos, livres, souvenirs divers. Entre les boiseries on ressent le poids de l’histoire littéraire.
Si j’accompagne une ou plusieurs femmes, j’éprouve la fallacieuse et délicieuse impression de leur ouvrir ma garçonnière. C’est que le salon appartient un peu à chacun des dix Goncourt en activité. Depuis plus d’un siècle que plusieurs générations d’académiciens s’y sont succédé, l’un d’entre eux a-t-il eu l’audace et le plaisir troublant d’y faire l’amour ?
Chambre de bonne
C’était la faute de Philip K. Dick, en somme. Emmanuel Carrère avait engagé comme jeune fille au pair une hippie d’une cinquantaine d’années parce qu’elle partageait sa passion pour l’écrivain américain de science-fiction. Elle l’avait connu à San Francisco et avait fait du baby-sitting pour sa fille. Aux yeux de Carrère, cela valait toutes les références et recommandations. Étant alors dans sa période (trois années) de foi chrétienne, ardente et exigeante, il avait même pensé que « cette femme qui prie pour la pauvre âme de Philip K. Dick » lui avait été envoyée par Dieu.