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Dieu n’est pas très au courant des qualités exigées d’une gouvernante pour enfants. Jamie se révéla être, dès le premier jour, une catastrophe. Le récit de son inaptitude revendiquée et provocatrice à assumer ses fonctions donna à Emmanuel Carrère l’occasion d’exercer sa verve comique (Le Royaume). Lui-même était devenu un personnage burlesque, empêtré dans des sentiments contradictoires : tantôt père de famille et patron, il exigeait que Jamie quittât la chambre de bonne où elle s’était installée, puis retranchée ; tantôt bon chrétien, il se refusait à jeter à la rue l’une de ces malheureuses personnes qui sont les protégées de Jésus et la gloire de l’Évangile.

La conscience de Carrère ? L’enfer.

Ma conscience n’était pas aussi ravagée que la sienne quand je dus affronter un cas assez similaire au sien, mais elle en était très tourmentée. En 1969, j’emménageai avec ma famille dans un appartement, avenue Niel, loué à la propriétaire qui habitait juste au-dessus de nous. La chambre de bonne qui faisait partie du lot avait été sous-louée par notre prédécesseur à Jo, un jeune Noir, petit, râblé, sympathique au premier abord. De la main à la main, il s’acquittait d’un loyer d’un montant scandaleusement disproportionné avec la maigre surface dont il disposait. Par héritage, j’étais devenu un négrier et j’étais bien décidé à y mettre fin.

Nous ne nous étions posés que depuis quelques jours quand un, puis deux, puis trois locataires de l’étage des chambres de bonnes sonnèrent à la porte pour se plaindre de Jo. Il était vindicatif, querelleur, et menaçait ses voisins d’un couteau. La pièce où il vivait étant située à côté des W.C. collectifs, il ne supportait pas le bruit de la chasse d’eau, surtout pendant la nuit. À deux ou trois heures du matin, il n’était pas rare qu’il raccompagnât dans sa chambre une malheureuse femme dont la peur avait cédé devant un besoin urgent et qui, la pointe du couteau appuyée sur les étoffes de son peignoir et de son pyjama à hauteur de la hanche, regrettait son audace et tremblait pour sa vie. Tous s’étaient plaints à mon prédécesseur qui les avait accusés d’être racistes. Quant à la propriétaire, elle ne faisait rien. La police non plus. Un jour, il y aura un drame, c’est certain. Cet individu est votre locataire. Vous en êtes responsable.

J’allai voir Jo pour lui demander de se calmer. Une seule fois, il avait sorti un couteau et, depuis, il le regrettait. Oui, le bruit de la chasse d’eau lui gâchait la vie. Il accusait les locataires de l’étage — des femmes d’un certain âge, pour la plupart — d’attendre son retour dans sa chambre pour se rendre en cortège aux toilettes. Si elles y allaient en pleine nuit, ce n’était pas parce qu’elles en éprouvaient le besoin, mais pour le réveiller, exciter sa colère, l’empêcher de dormir et le pousser à quitter les lieux. Partir, justement, il allait devoir le faire le plus tôt possible, j’avais besoin de sa chambre pour y loger notre employée. Je jugeai plus habile de lui asséner ce mensonge que de le sanctionner pour les troubles provoqués à l’étage par sa présence et son comportement. Il me supplia de le garder. Qui voudrait loger un pauvre Noir sans emploi ? Quelle chance avait-il de retrouver une chambre, même toute petite, même rendue incommode par la proximité d’une chasse d’eau, même trop chère pour ce qu’elle était ?

Je revins ébranlé de ma visite à Jo. Le jeter à la rue serait dégueulasse. Pour convenances personnelles, pouvais-je commettre un acte aussi barbare ? Emménager avec ma famille dans un spacieux appartement aurait donc pour conséquence la perte par un jeune homme des quelques mètres carrés où il abritait sa misère et sa solitude ? Non, c’était impossible. Voici ce que j’allais faire : garder Jo, lui annoncer qu’il ne me paierait aucun loyer et organiser une rencontre avec les locataires des chambres de bonnes pour établir des règles de vie commune.

Le surlendemain, je fus convoqué à la police. Deux plaintes avaient été déposées contre mon sous-locataire. Ce n’est pas le mien, dis-je, c’était celui de mon prédécesseur. C’est maintenant le vôtre. Armé d’un couteau, il a interdit l’accès aux toilettes de l’étage pendant toute la soirée d’hier. Nous avons le témoignage d’un homme qui est allé dîner chez une voisine de votre sous-locataire que, par parenthèse, vous n’avez pas déclaré… Mais il occupait les lieux avant que j’arrive… Maintenant vous êtes arrivé, il est là, et vous avez négligé d’en avertir qui de droit. Heureusement pour vous, la propriétaire s’est portée garante de votre bonne foi…

L’entrée de la propriétaire dans le concert a tout et rapidement changé. Comment s’y est-elle prise pour obtenir si vite l’expulsion de Jo ? Trois ou quatre jours après, il avait déguerpi, ne laissant dans la chambre qu’un petit tas de journaux, d’emballages en plastique, de cannettes vides et de chiffons sales. Il avait emporté la clé alors que Jamie avait laissé la sienne sur la porte.

J’étais soulagé. Honteusement soulagé tandis que j’observais les reliefs abandonnés par la misère dans ses tristes vagabondages.

La double gourmandise

Félicien Marceau : « — De la confiture ? Avec de la brioche ? J’y ai déjà mis du beurre, a dit la petite fille.

— Du bon sur du bon, ça ne peut faire que du bon », Bergère légère.

Adepte de la tartine beurre-confiture, j’en ai fait la découverte pendant la guerre qui n’était pas la meilleure époque pour étendre sur du pain la double gourmandise. Le plus souvent, ne se présentait au petit déjeuner que du beurre ou de la confiture, celle-ci très peu sucrée et celui-ci pâle, allégé, mou. Si, par chance, il y avait les deux, il fallait choisir, sauf les matins des fêtes carillonnées, ma mère ouvrant dans un bel élan mystique et maternel son maigre garde-manger à Dieu et à ses enfants.

La double tartine sur du pain frais ou grillé, beurre-confiture, beurre-miel, beurre-chocolat, etc., m’a toujours paru être le comble de la gourmandise et surtout du luxe. Pouvoir s’offrir, chaque matin, le plaisir d’associer à la jaune onctuosité du beurre le sucre rouge, noir ou orangé d’un ou de plusieurs fruits relève de la banalité à notre époque d’abondance. Il n’est cependant pas interdit de tirer du beurre-confiture un plaisir réfléchi, discret, exquis, et d’avoir une pensée de reconnaissance pour le premier homme qui eut l’idée de recouvrir un produit issu de l’étable d’un autre récolté dans le verger. « Du bon sur du bon, ça ne peut faire que du bon. »

La phrase de Félicien Marceau, qui célèbre l’hédonisme et encourage l’audace en cuisine ou à table, mériterait d’accéder au rang de maxime.

Mauriac et le denier du culte

En 1965, François Mauriac a eu quatre-vingts ans. Dans la « biographie intime » de l’écrivain, Jean-Luc Barré raconte l’hommage solennel que lui rendit Bordeaux, sa ville natale. « Pour une grande partie de la société bordelaise, Mauriac reste celui auquel l’ancien maire pétainiste de la ville, Adrien Marquet, reprochait un jour d’être devenu “traître à sa classe”. Un traître que ni l’Académie ni le prix Nobel n’ont rendu fréquentable… » Mais le temps a passé, la gloire de l’écrivain et polémiste a vaincu ou désarmé momentanément ses ennemis, et « la cérémonie prend des allures de triomphe pour l’homme de Malagar, acclamé debout par tout ce que la ville compte de notabilités », François Mauriac, 2 volumes.