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Ed Porter et ses confrères avaient vécu le plus beau jour de leur carrière. Branchez-vous sur la XV, et vous vous retrouvez sur un trottoir de Londres, devant un grand magasin incendié, puis à Montevideo, où une femme est déshabillée par une foule en furie, puis à Seattle, planqué derrière une voiture renversée au sein d’un vacarme assourdissant, puis à Tachkent, face aux flics surarmés en armures d’insecte, puis à Londres pour un nouvel incendie, puis à Montevideo pour un viol collectif, puis à Tachkent pour un bain de sang, puis c’est un petit tour à Paris, où un reporter s’étouffe dans la fumée d’un appartement en flammes… le tout en trois secondes, avec réception par les cinq sens et pas seulement l’ouïe et la vue.

En fin de compte, si l’Émeute globale n’a pas tourné à la catastrophe planétaire, c’est parce que la plupart des gens préféraient rester chez eux pour mieux se concentrer sur ces scènes de violence et de destruction plutôt que d’y participer avec la XV en programme de fond.

Quoi qu’il en soit, au moins cinq cent mille personnes étaient mortes branchées, ignorant que, pendant qu’elles zappaient entre Séoul livrée aux flammes, Denver livrée aux soldats rebelles, Varsovie livrée aux pillards et Montevideo livrée aux violeurs, leur propre immeuble était en train de brûler. Au total, il y avait eu neuf millions de morts, sans compter les suicides qui ont suivi, les accidents causés par les ambulances et les camions de pompiers, et les crises cardiaques ayant frappé quelques accros de la XV.

Jusqu’ici, personne n’a trouvé un moyen de prévenir la prochaine Émeute globale. Di comprend parfaitement l’inquiétude de Henry. L’UNIC est censé pouvoir prendre le contrôle du net et si nécessaire stopper les communications à l’échelle mondiale, mais vu l’efficacité dont il a fait preuve pour faire taire Abdulkashim quelques heures plus tôt, Di sait que cette affirmation relève de la propagande.

Tout cela lui traverse l’esprit dans le temps qu’il lui faut pour déglutir.

— Très bien, Henry. À mon avis, l’apparition d’une telle quantité de méthane va avoir des effets impossibles à nier ou à dissimuler. C’est en partie grâce au méthane que la planète conserve sa chaleur, et nous ne sommes pas loin de l’équinoxe de printemps dans l’hémisphère Nord. Le printemps va être nettement plus chaud que d’habitude cette année. Fais-leur comprendre que cette crise ne va pas se résoudre par enchantement et qu’il est inutile de la tenir secrète. Donc… que va-t-il se passer, et à quelle vitesse ? Tu m’as dit qu’il y avait entre cent cinquante et deux cents milliards de tonnes de gaz – est-ce un chiffre définitif ?

— C’est une estimation basée sur les packs qui ont déjà disparu, et comme il semble que nous ayons affaire à une réaction en chaîne, ce chiffre est probablement en dessous de la vérité. Quant à la vitesse de propagation du phénomène… je n’en ai aucune idée. Combien de temps met un gaz relativement peu dense pour remonter à la surface ? Le méthane n’est pas très soluble dans l’eau, donc aucun espoir de ce côté-là ; en outre, je suppose que le gaz qui se dissoudra ne fera que prévenir la dissolution du gaz qui apparaîtra par la suite. Combien de temps lui faut-il pour traverser la banquise ? À mon avis, il lui a suffi d’une heure pour remonter jusqu’à elle depuis le fond de l’océan. Et il y a tellement de fissures dans la glace, larges ou étroites, qu’il ne lui faudra que deux ou trois heures pour franchir cet obstacle. Nous avons pensé à lâcher des bombes sur la banquise – à brûler le méthane qui s’en échappe –, mais cela ne ferait que causer l’apparition de nouvelles fissures et par conséquent de méthane supplémentaire. Je crois qu’on va tenter le coup, pour ne pas rester sans rien faire, mais ça ne servira sans doute pas à grand-chose. Donc, et je te parle officieusement, je pense que l’atmosphère du globe sera infectée dès demain.

Di lâche un sifflement, se penche en arrière, attrape son terminal et l’ouvre sur la table.

— Il faut que je te rappelle – et j’ai besoin de chiffres précis, le plus tôt possible. Je suis déjà en mesure de faire quelques projections. Et tu as raison : nous avons besoin des Prospectivistes.

L’espace d’un instant, il a envie de faire remarquer à Henry que c’est lui qui a viré les « Penseurs sauvages », sous prétexte que les scénarios imaginés par la Section Prospective étaient des plus improbables et tendaient à effrayer les électeurs et les contribuables.

Mais s’il ne l’avait pas fait, c’est lui qui aurait été viré, et ils se seraient retrouvés avec un technocrate incompétent à sa place.

— Si je me souviens bien, dit Di, il existe plusieurs procédures pour chasser le méthane de l’atmosphère…

— Exact, acquiesce Henry. Nous devrions sélectionner celles qui sont susceptibles d’être accélérées ou altérées…

— Nous n’en sommes pas encore là. Ce qu’il faut déterminer, c’est la durée pendant laquelle le gaz sera présent à forte concentration. Si ce n’est que deux ou trois jours, il ne se passera pas grand-chose, mais si c’est une vingtaine d’années, nous sommes dans la merde.

— Compris.

— Et, Henry… tu devrais vraiment battre le rappel de toute l’équipe de Prospective. La plupart des gens qu’il te reste ne sont que des amateurs.

Henry semble presque ravi.

— Je t’avais déjà précédé sur ce point. Carla Tynan vient juste après toi sur ma liste de personnes à contacter. Et j’ai l’intention de la supplier à genoux jusqu’à ce qu’elle accepte de prendre la tête de l’équipe d’intervention – quelles que soient ses conditions. Ensuite, je me remettrai à genoux pour qu’on accepte de l’embaucher.

Di Callare ne peut s’empêcher de sourire.

— Tes genoux vont être dans un sale état.

— Je sais. Mais personne n’en sait autant qu’elle sur les interactions naturelles du genre bizarre qui risquent de se produire dans un tel contexte.

— Eh bien, je suis impatient de bosser à nouveau avec elle. On en apprend tous les jours.

— Mouais. Mais ce qu’on apprend n’a pas toujours rapport avec la météo ou le climat. D’accord, je ferais mieux de rappeler Hardshaw avant de la contacter. Prends soin de toi, et je te rappelle dès qu’un des endormis de mon équipe aura déniché les chiffres que tu demandes. Tu ferais mieux d’aller au lit… tu risques de ne pas tellement dormir dans les jours qui viennent.

Henry raccroche et Di se tourne vers Lori, pour découvrir qu’elle a écouté toute la conversation en restant hors du champ visuel du téléphone.

— Tu as entendu ?

— Oui.

Elle commence à déboutonner son chemisier et lui lance une œillade encore plus aguicheuse que d’habitude.

— Obéis donc à ton patron. Profite de la situation pendant que tu en as le temps…

Vers le milieu du XXe siècle, les compagnies de téléphone ont appris à vendre les pauses durant les communications une fois qu’elles ont disposé d’une quantité suffisante de lignes. Si une personne ne parle que durant quatre-vingt pour cent de sa communication, alors on peut interrompre celle-ci dès la première pause, pour la faire basculer sur une autre ligne dès qu’un des correspondants reprend la parole, le tout assez vite pour que personne ne remarque cette brève interruption – conséquence : quatre lignes suffisent pour transmettre cinq conversations.