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L’IntelliTracker patiente quelques instants puis, incapable d’interpréter sa réaction, poursuit :

— Il est vivement déconseillé d’emprunter cette route dans les présentes conditions. Le risque d’accident grave est évalué à dix-sept pour cent.

Au bas mot, se dit Manuel. Il se tourne vers ses six passagers ; ils semblent épuisés et terrifiés, et Manuel serait dans le même état si ce crétin d’autocar n’était pas aussi irritant.

— Pouvons-nous nous réfugier temporairement dans la ferme ? demande-t-il.

— Quelle ferme ? demande cet idiot d’autocar.

— IntelliTracker – identification base primaire – IntelliTracker, terminé, répond Manuel dans le langage rudimentaire dont est équipé le logiciel.

L’autocar ne comprend qu’imparfaitement le langage naturel ; de la sorte, les ordres donnés par Manuel sont moins ambigus, mais il a toujours l’impression d’insulter la machine en choisissant cette option, un peu comme lui-même se sent insulté lorsque des marins coréens de Subic Bay ou des retraités américains de Manille s’adressent à lui en pidgin.

L’IntelliTracker réfléchit, puis répond de sa voix neutre, métallique :

— Chances de succès élevées. Risques d’atteinte au droit de propriété.

Manuel hausse les épaules ; s’il y a des problèmes, l’assurance les réglera.

— Changement de trajectoire, exécution.

L’autocar commence à grimper la colline.

— Je vous emmène tous chez moi, explique-t-il aux passagers. Le ferry ne circule plus et ma ferme est en altitude. Si vous voulez appeler chez vous, il y a un téléphone à l’arrière de l’autocar.

Trois heures plus tard, à l’heure où se couche le soleil désormais invisible, il s’engage sur la route goudronnée qui longe sa ferme après avoir coupé à travers champs – vu les dégâts causés par le cyclone, personne ne remarquera le passage de l’autocar. À deux reprises il a dû contourner des bosquets infranchissables, et une coulée de boue l’a obligé à faire un long détour. Les passagers se sont massés derrière lui comme pour se rassurer ; Manuel en profite pour leur faire la démonstration de ses talents de conducteur.

Lorsqu’un éclair frappe le sol à quelques mètres, sa première réaction est un éclat de rire.

— Ne vous inquiétez pas, s’il nous était tombé dessus nous n’aurions pas eu le temps de le voir.

Puis il sent l’autocar ralentir l’allure et stopper doucement. Un bref examen du tableau de bord lui montre que l’intelligence artificielle a cessé de vivre ; sans doute suffirait-il pour la réactiver de changer deux ou trois composants bon marché – en temps normal, il appellerait un staticoptère de secours, un petit robot livreur au stock bien fourni, et il repartirait en moins d’une heure, mais il n’a désormais plus accès à la moindre pièce de rechange.

Eh bien, la solution est évidente, et il n’est pas question de tarder – l’eau commence déjà à bouillonner autour des roues. S’il ne bouge pas, la chaussée va bientôt céder et l’autocar va se retrouver naufragé en pleine campagne. Il passe en mode de conduite manuelle, soulagé de constater que le véhicule est encore en état de marche et qu’il sait encore le piloter après vingt ans de mode automatique.

Les trois heures qui suivent sont les plus excitantes qu’il ait vécues depuis belle lurette ; ça lui rappelle l’époque où son père lui apprenait à conduire. Le vieux possédait un antique car scolaire GM équipé en tout et pour tout d’un volant, d’un frein, d’un accélérateur, d’un levier de vitesse et d’une pédale d’embrayage ; mais il ne se serait pas mieux débrouillé que lui aujourd’hui – l’autocar gravit le flanc de la montagne, parfois si vite que les passagers sont déportés dans les virages. Sans avoir besoin de se tourner vers eux – il n’en a d’ailleurs pas le temps –, Manuel sait qu’ils s’efforcent de lui dissimuler leur terreur.

Et pourtant, c’est à la portée de n’importe qui. Dans le temps, tout le monde conduisait comme ça. Certes, Manuel pimente son style de conduite d’une bonne dose de panache.

Mais jamais il n’a été aussi ravi de revoir sa maison. Et s’il avait su que, grâce à Clem 114, le jeune couple va s’installer sur la colline, les agents d’assurances chinois vont devenir ses ouvriers agricoles pendant toute une saison, jusqu’à ce que leurs familles quittent le camp de réfugiés établi à moins de cent kilomètres de là… s’il avait su qu’après avoir enterré la mère de la femme corpulente, il va épouser celle-ci et fonder une nouvelle famille en dépit de son âge… eh bien, peut-être n’aurait-il pas agi différemment, même s’il regrettera par la suite de ne pas avoir mis sa plus belle chemise et de n’avoir pas conduit avec encore un peu plus de brio. Un homme qui se respecte aime faire bonne impression sur ses amis, et il ne se lassera jamais de raconter son histoire – laquelle pourra être attestée par six témoins.

Le 28 juillet, huit jours après avoir quitté l’orbite terrestre, Louie Tynan décide de prendre des vacances dans son corps.

Il est tellement présent dans les machines ces temps-ci que tout se passera bien sans lui, du moins en ce qui concerne les tâches de routine. Ça fait quelque temps que ses moniteurs santé sont plutôt alarmants, et le moment est venu pour lui de prendre un peu d’exercice et de sommeil normal ; en outre, il veut observer à l’œil nu le lancement d’un projectile dans le tunnel.

Ce qu’il fait à présent dans sa bulle d’observation. Il est soigneusement sanglé, car l’accélération qu’il va subir va approcher les quatre g. Les physiciens définissent la vitesse comme un changement de position rapporté à un intervalle de temps et l’accélération comme un changement de vitesse rapporté à un intervalle de temps ; vers 1930, Nemtin et ses collègues ingénieurs ont compris que le changement d’accélération dans un intervalle de temps avait son importance, et ils l’ont baptisé « jerk ». Louie va bientôt être soumis à plus de jerk qu’il n’en a jamais subi.

Malgré cela, le Bonne Chance lui inspire davantage de souci que sa petite personne. Attaché à la paroi du fond de la bulle d’observation – qui va bientôt être assimilée au « plafond » –, il va être projeté contre les sangles dans lesquelles il flotte présentement, son crâne va être pris comme dans un étau par ses lunettes d’observation, le sang va lui monter à la tête, mais en principe rien ne devrait lâcher, ni de ce qui le retient ni de ce qui maintient ensemble la bulle d’observation. Et puis, une telle épreuve est à la portée d’un homme en bonne santé.

Il n’est pas sûr pour autant que le Bonne Chance puisse entièrement supporter le jerk. Il a souffert quelques dégâts lors du passage des projectiles, perdant deux antennes de communication pas plus tard que la veille. Si Louie était encore branché, il serait en mesure de procéder à des vérifications de dernière minute qui auraient au moins le mérite de l’occuper – comme il se sent lent et stupide lorsqu’il n’est pas branché !

Il fut un temps où la vue dont il jouissait depuis la bulle motivait en partie son désir de rester à bord de Constitution. En outre, cette vue a changé et ne comprend plus la seule planète-mère. Depuis l’Expédition martienne, il n’a plus jamais vu la Terre et la Lune sous cet angle, deux croissants tout proches l’un de l’autre ; le Soleil, presque aligné avec les deux astres, apporte la touche finale à une vision parfaite. La distance qui le sépare de la Terre est soixante-cinq fois supérieure à la distance entre la Terre et la Lune.