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La planète-mère n’est plus qu’un croissant à peine visible, la Lune ressemble à une étoile de forte magnitude, même s’il lui suffit de plisser les yeux pour constater qu’elle a davantage l’allure d’une virgule que d’un point.

Il s’efforce de se rappeler les sentiments que cette vision lui aurait inspirés quand il ne disposait que de ce corps, ceux qu’il aurait éprouvés s’il avait effectué ce voyage uniquement avec ledit corps.

Inutile. Il sait pourtant intellectuellement que ce spectacle est l’un des plus impressionnants qu’il lui ait été donné de voir, mais les yeux avec lesquels il est né ne lui suffisent plus ; ce spectre solaire allant du rouge au violet, ce cône de vision mesurant à peine 165 degrés, cette étroite bande de signaux perceptible par le nerf optique, le fait qu’il ne dispose que de deux senseurs séparés de quelques centimètres, qu’une partie non négligeable de sa cervelle soit nécessaire pour décrypter leurs messages… tout cela, tout cet héritage du paléolithique, lui donne l’impression d’être un handicapé.

S’il pouvait voir ceci avec tous ses radars, sur toutes les longueurs d’onde de la radio aux rayons X, alors ce serait fantastique… et il goûte un tel spectacle en permanence, avec une infime partie de son esprit, l’appréciant pleinement tout en ayant le temps de faire bien d’autres choses. Disposer en tout et pour tout de ce cerveau minable signifie vivre dans la lenteur et la stupidité ; son incapacité à absorber un flot de données approprié lui donne la sensation d’être sourd et aveugle.

Apparemment, la taille du cerveau n’empêche pas la stupidité, car il aurait parié que le passage d’un projectile serait plus impressionnant observé à l’œil nu. Il n’a pas le temps de se détacher et de se rebrancher avant le tir, de sorte qu’il est bel et bien coincé. Il s’efforce de s’accommoder à la situation ; qui aurait cru que l’espace profond serait aussi barbant ?

Par-delà le Constitution se trouvent quantité d’objets argentés de toutes les formes possibles et imaginables et, au premier coup d’œil, dans les ténèbres quasi absolues du vide spatial, il semble que rien ne les maintient en place. Puis l’œil commence à discerner de fines lignes noires qui découpent parfois le croissant de la Terre ou celui de la Lune, ou encore l’un de ces objets étincelants qui semblent voler en formation autour du Constitution, et ensuite l’éclat lointain de la gigantesque bobine spiralée, large de quatre cents mètres à sa base, près de la station spatiale, et longue d’un bon kilomètre, et soudain l’œil effectue les connexions nécessaires et déchiffre l’image d’un titanesque ressort flottant dans l’espace, large de six kilomètres dans sa plus grande dimension orientée vers le Soleil, auquel sont accrochés tous les autres éléments du vaisseau.

Le projectile n’est qu’un simple point lumineux. Il ne fait qu’une centaine de mètres de diamètre, de sorte qu’il devrait être distant de moins de douze kilomètres pour atteindre la grandeur apparente de la Lune dans le ciel terrestre, et comme il ne fait que six cents mètres de long, il ne met qu’une fraction de seconde à traverser le ressort du Bonne Chance avant de foncer dans l’espace. Il aurait suffi que Louie cligne de l’œil pour qu’il rate son passage.

Et comme la vitesse de ce projectile est dix fois plus élevée que celle de l’astronef, Louie n’aperçoit de lui qu’une traînée brillante ; l’œil humain est incapable de distinguer un objet aussi rapide.

Ce qu’il retire de l’expérience, c’est la violente poussée qui le plaque contre les sangles. Le projectile passe à travers la bobine, les supraconducteurs installés sur sa coque entrent en interaction avec le puissant champ magnétique induit par les appareils du Bonne Chance et, l’espace d’un instant, la vitesse du projectile diminue de vingt pour cent… et celle du Bonne Chance augmente d’autant. La bobine se contracte, puis se détend, l’ensemble formé par le Constitution et les autres modules est secoué comme un palmier dans un ouragan, et le projectile file en direction de 2026RU.

Louie le rattrapera quelque part au-delà de Jupiter, y prélèvera les composants qui lui sont nécessaires, puis utilisera le résidu comme masse de réaction.

Le capitaine Musrahaf sait pertinemment que la communauté internationale se fout complètement de Khulna. C’est une de ces villes où personne ne vient pour s’amuser mais où tout le monde travaille dur. Pour ce qu’il en sait, aucun de ses deux millions et demi de citoyens n’est équipé d’une fiche émettrice XV ; personne ne témoignera de sa disparition.

Sa tâche consiste à superviser l’évacuation du plus grand nombre de civils possible ; le gouvernement local s’est effondré il y a quelque temps, et le colonel et le major de son régiment ont déserté il y a trois jours, au plus fort de l’émeute. Il a été élu officier commandant par les autres capitaines, et Dhaka ne voit aucune objection à ce qu’il applique ses ordres – quand il les reçoit.

Après tout, quelle différence ça peut faire ? Les autorités n’ont aucun moyen de faire respecter leur volonté.

Le régiment s’est avéré incapable de pacifier la ville ; la folie y règne désormais en maître. Comme dans nombre de régions asiatiques, les travailleurs réduits en esclavage par les multinationales forment une population sans foi ni loi, dont le seul désir est de s’emparer des biens de consommation qui sont à leur portée ; la gigantesque usine édifiée sur l’emplacement du stade et de Garden Park abritait un million de personnes des deux sexes, âgées de six à quatre-vingts ans.

Musrahaf a grandi ici, et c’est seulement aujourd’hui qu’il se rend compte à quel point il déteste les Coréens, ces despotes qui ont racheté des terrains publics pour y construire une usine de trois cents étages, qui ont fait de ses voisins des zombis qui n’ont même plus conscience d’être bengalis.

Enfin, il n’est plus temps de se lamenter sur le passé. Musrahaf et sa compagnie s’efforcent de défendre le ghat, le gigantesque escalier descendant vers le fleuve Rupsa, afin que les réfugiés puissent embarquer en bon ordre sur l’aéroglisseur qui va les conduire dans la province indienne d’Assam ; cela fait trois jours que ce processus d’évacuation a été entamé, depuis qu’il est devenu évident que Clem 114 allait frapper le golfe du Bengale.

Derrière le cordon sanitaire se trouvent plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ; certains jettent des pierres aux soldats, d’autres se contentent de contempler le ghat d’un air apathique, nombre d’entre eux sont munis de casques et d’amplis illégaux grâce auxquels ils s’amusent à tabasser des habitants de Londres, à incendier des boutiques à Dayton ou à faire les poches des morts à Manille.

Les snipers sont plutôt rares, car l’État du Bangladesh est si pauvre que peu de gens ont les moyens de se payer une arme. Maigre consolation.

Il consulte à nouveau l’ordinateur : situation inchangée. L’aéroglisseur amarré près du ghat doit impérativement partir dans huit minutes, ce qui lui laisse le temps d’y faire monter douze cents femmes et enfants. L’immense vague engendrée par Clem 114 est déjà en route vers eux et les communications sont coupées avec les soldats affectés dans les Sundarbans, les marécages formant la côte sud de la division de Khulna.

Une idée lui vient à l’esprit ; il fait signe à un sergent, qui le salue aussitôt. Il se demande ce que cet homme pense de lui. Dans un quart d’heure, ça n’aura plus d’importance.