» Tu sais que, de nos jours, toute censure est impossible, car les canaux sont trop nombreux et les données peuvent être dissociées durant la transmission pour être ensuite rassemblées sans problème ?
— Évidemment. Je suis ingénieur, ne l’oublie pas.
Elle lui fait la grimace.
— Si tu veux des explications, laisse-moi te les donner à ma manière, d’accord ?
— D’ac’.
Il lui étreint la main et fait mine de traîner les pieds. Elle sourit et lui embrasse à nouveau les doigts.
— Eh bien, il semble en fait qu’une certaine forme de censure soit encore possible. Est-ce que tu es au courant des derniers développements de la Seconde Émeute globale ?
— Je sais qu’elle bat son plein et qu’elle ne risque pas de s’arrêter de sitôt. Il y a déjà eu pas mal de morts, je crois bien.
— Oui. Dix-neuf millions au dernier pointage, sans compter les quelques millions de personnes dont les émeutes ont empêché l’évacuation. Vingt gouvernements se sont effondrés. La population entière du Bangladesh a péri – la marée de tempête engendrée par Clem 114 a fini ce que les émeutes avaient commencé. Apparemment, on aurait pu évacuer dix millions de personnes supplémentaires si l’armée et les transports n’avaient pas été paralysés par la crise.
— Tu parles comme une vraie journaliste.
— Eh bien, j’en suis une, que ça me plaise ou non.
Elle se serre contre lui et, en dépit de la chaleur, il lui passe un bras autour des épaules pour qu’elle se blottisse contre son torse.
— Ce qui explique le phénomène d’émeute globale, poursuit-elle, c’est que la transmission par la XV encourage la contagion. Comme ce genre d’événement est à la fois violent, horrifique et spectaculaire, c’est l’un des shows les plus populaires qui soient.
— Oui, mais quel rapport avec le fait que ce soit le président de Passionet qui t’ait appelée ?
— Un rapport essentiel. Ce matin, il a été réveillé sans ménagements par un peloton de marines qui a démoli sa maison, a procédé sur toute sa famille à une fouille corporelle en règle et a « accidentellement » détruit la moitié de sa collection d’œuvres d’art. Il s’en est relativement bien tiré – les militaires ont immobilisé une zipline en pleine campagne pour arrêter trois de ses adjoints, qu’ils ont évacués entièrement nus et menottés sous les yeux des autres passagers.
» Quand leurs avocats se sont pointés pour payer leur caution, ils ont découvert que le tribunal avait été placé sous la loi martiale et ils ont été arrêtés à leur tour. En outre, les militaires ont saisi les archives de la XV et ont déclaré qu’ils ne seraient aucunement responsables si certaines bandes étaient accidentellement effacées lors de leur examen. Et ils ont également suggéré que, vu la quantité de sexe et de violence contenue dans lesdites bandes, celles-ci pourraient bien être considérées comme relevant de la « pornographie » et par conséquent être confisquées pour une durée indéfinie, voire valoir aux responsables de Passionet une condamnation pour violation de la loi Diem.
— Seigneur. Je croyais que cette loi ne s’appliquait qu’aux bandes de porno-violence clandestines.
— Elle dit qu’il est interdit de distribuer des expériences de meurtres et de tortures à des clients susceptibles d’en retirer un plaisir personnel. Jusqu’ici, on l’a interprétée de façon plutôt étroite, dans le cadre de la lutte contre le viol, la torture et le meurtre, mais rien n’empêche les autorités de l’interpréter de façon plus large. En théorie, chaque fois qu’une star de la XV est tuée et que le taux d’audience décolle parce que ce genre d’expérience attire les pervers en masse, Passionet pourrait être poursuivi en justice. Et dans les cas les plus graves, la peine de mort pourrait être appliquée aux dirigeants, aux principaux actionnaires et aux techniciens qui ont produit la bande. C’est le même principe que lors du procès de Nuremberg : prétendre qu’on ne faisait qu’exécuter les ordres ne constitue pas une excuse valable.
— Bon Dieu ! Est-ce que tout cela est conforme à la Constitution ?
— Bien sûr que non. Mais Hardshaw a contacté la Cour suprême avant Passionet, et la Cour ne veut plus rien entendre ; à l’en croire, il s’agit d’un « état d’urgence national exceptionnel », comme à l’époque où Lincoln a suspendu l’habeas corpus ou encore comme le principe du secret pendant la guerre froide. En d’autres termes : « Fermez-la et faites ce que je dis. » Et tout cela n’était en fait qu’une démonstration de force destinée à montrer à Llewellyn qu’il avait tout intérêt à coopérer avec le gouvernement s’il ne voulait pas que celui-ci devienne vraiment méchant.
— Je suppose qu’il a compris. Mais pourquoi souhaitait-on sa coopération ?
— Pas seulement la sienne, mais celle de toutes les chaînes XV : il n’est plus question de diffuser quoi que ce soit de nature à encourager le développement de la Seconde Émeute globale. Au contraire, nous devons montrer l’humanité en train de se retrousser les manches, les gens en train de faire preuve de courage et d’altruisme. Bref, le genre d’infos positives que les politiciens ont toujours souhaitées.
— Nom de Dieu, Mary Ann. Je vois ce que tu veux dire. Tu n’as pas vraiment le choix, on dirait – il serait dangereux de contrarier ces types-là. Ils seraient capables de te le faire payer cher.
Le soupir qu’elle lâche le surprend un peu car il exprime l’impatience plutôt que l’accablement, comme si elle cherchait sans succès à lui faire comprendre quelque chose. Elle attrape le bras qu’il a passé autour de ses épaules, et qui transpire déjà abondamment, et lui embrasse tendrement la main. Il se rend compte qu’elle le traite comme un petit garçon, ce qui lui procure un plaisir mêlé d’agacement ; il déglutit et décide de l’écouter avec attention, avec beaucoup d’attention même, car il sait qu’elle pourrait lui donner bien des leçons en matière d’expérience.
— J’ai soudain l’impression d’être ta grande sœur, lui dit-elle, une grande sœur qui prendrait plaisir à te martyriser. Jesse, le gouvernement exerce une contrainte sur Passionet, mais il n’a pas besoin d’en exercer sur moi. Je ne suis pas seulement désireuse de « coopérer », je suis cent pour cent d’accord avec eux. Si je vois l’un de mes confrères chercher à contourner la censure, je serai prête à le dénoncer.
Elle retient son souffle puis, voyant qu’il l’écoute attentivement, poursuit :
— Rien de tel qu’un boulot romantique pour vous guérir du romantisme. Jesse, l’info de masse, qu’il s’agisse de la XV ou des quotidiens de nos ancêtres, c’est avant tout du divertissement. Quoi qu’on ait pu te dire à l’école, les gens ne suivent pas les actualités pour se tenir informés mais pour se divertir. Si les idéalistes étaient dans le vrai, les journaux feraient leurs gros titres sur le vote du budget, la recherche scientifique et le travail des hauts fonctionnaires, et ils consacreraient leurs dossiers aux lauréats du prix Nobel de la paix et au rapport annuel de l’Organisation mondiale de la santé. Et c’est tout le contraire qui se passe. Les infos parlent uniquement de crimes, de sports, de coucheries et de sujets lénifiants – des histoires d’animaux adorables ou des reportages sur les hôtels de luxe. Car c’est cela qui divertit le public.