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» En soi, ce n’est pas trop grave, sauf que les gens mènent une vie si morne qu’ils croient dur comme fer à ce que leur disent leurs divertissements – et ça fait un siècle qu’on leur répète que le monde est dangereux, qu’il y a un criminel à chaque coin de rue, que la guerre est imminente, que le sexe est le plus vital de leurs besoins, et autres conneries.

» Enfin, merde, Jesse, imagine que tu sois un psy et que tu aies affaire à un patient qui ne parle que de violence, de cruauté et de fantasmes sexuels… que ferais-tu ? L’encouragerais-tu à en remettre ?

Jesse est un peu surpris, mais il réagit au quart de tour.

— Et la liberté de la presse dans tout ça ?

Elle a un reniflement de dérision.

— Désolée, Jesse, mais quel rapport avec la situation présente ? Tu crois qu’on peut comparer les médias d’aujourd’hui à Benjamin Franklin, dont les brochures étaient ignorées de l’immense majorité de ses contemporains ? Écoute, nous avons affaire à un petit groupe de grandes sociétés qui font fortune en répandant la peur, la haine, la déprime et l’égoïsme et en exaltant la cupidité. S’il y avait une justice, nous assisterions déjà à des exécutions publiques. Exiger des médias qu’ils adoptent le point de vue des bons équivaut à reconnaître que nous devons tous vivre avec les crétins qui croient à ces conneries. Simple raisonnement sémiotique. Mieux vaudrait supprimer toute cette industrie, mais ceci est au moins un bon début.

Il considère le virage en épingle à cheveux que forme la route devant eux ; la tête de la colonne vient juste d’atteindre le virage suivant.

— Tu parles d’un défilé. Alors, quand commences-tu à transmettre ?

— En principe, un contrôleur doit me rejoindre dans trois heures par staticoptère ; ils ont obtenu l’autorisation du gouvernement mexicain en lui promettant un hôpital ambulant pour nous assister.

— Drôle de pot-de-vin. J’aurais pensé que quelque chose de plus futile…

— Ne t’inquiète pas, dit-elle en lui passant une main dans le dos, ils ont arrosé les gens qu’il fallait. Tu n’es pas fâché contre moi, au moins ?

— Pas vraiment.

Il laisse traîner son pied dans la poussière, puis se rend compte qu’il se conduit comme un gamin.

— Euh… pourrais-tu m’expliquer ton raisonnement sémiotique ? En termes simples à la portée d’un modeste ingénieur ?

Elle lui lance son plus joli sourire.

— Ce n’est pas compliqué, Jesse. Le personnage dont nous partageons le point de vue est toujours privilégié – les gens s’identifient à ses valeurs. Ça fait des années que les gens critiquent la tendance actuelle des médias : chaque fois que l’on nous montre une scène de viol ou de meurtre, le point de vue adopté est toujours celui de l’agresseur, ce qui fait que le public associe la notion de violence et celle d’excitation. Ce que nous allons faire, c’est cesser de donner la parole aux pillards, aux violeurs, aux émeutiers, bref, à tous ceux dont les actes encouragent la continuation de la Seconde Émeute globale. Aucune scène ne sera perçue de leur point de vue. Quand ils se brancheront sur la XV, ils ne retireront de leur expérience qu’une impression de dégoût universel. En d’autres termes, nous allons retirer leurs privilèges aux agresseurs.

Bien qu’il ait compris sa démonstration, Jesse ne peut s’empêcher de penser que tout ça ressemble bel et bien à une campagne de désinformation. Mais il se contente de demander :

— Est-ce que ça va marcher ?

— Il y a intérêt.

Il acquiesce malgré lui ; si on doit contrôler les infos, autant que ce soit pour une bonne cause.

— J’espère que ça marchera. Tu vas me manquer.

— Pardon ? Mais je ne vais nulle part. Enfin, je vais à Oaxaca, mais nous n’y serons pas avant plusieurs semaines.

Il est si surpris qu’il se met à bafouiller.

— Mais je croyais… je veux dire, Passionet ne…

— Jamais ils n’auraient envoyé quelqu’un ici, oui. Mais la situation a changé. Ils veulent que leur public fasse l’expérience de la longue marche de Mary Ann Waterhouse, et sans fioritures. J’aurai même le droit de râler sur le poids et le volume de mes nichons.

Comme il ne sait pas quoi dire, il la serre dans ses bras ; elle lui rend son étreinte et lui dit :

— Alors comme ça, tu croyais que tu allais te débarrasser du gros sac à présent que tu en avais fait le tour ?

— Jamais. Mais j’avais un peu peur de… eh bien, de devoir te dire adieu. Même si j’ai à le faire un jour, je ne suis pas encore prêt.

— Moi non plus. Et puis, tu as au moins une bonne raison de rester avec moi ; ça te permettra de draguer plus facilement par la suite.

— Ah bon ?

Il se tourne vers elle et la voit réprimer un sourire avec difficulté.

— Que veux-tu dire ?

— Enfin, Jesse, des millions de femmes de par le monde vont découvrir ce qu’on ressent en te faisant l’amour. Crois-moi, ça ne risque pas de nuire à ta réputation.

Jesse est si abasourdi qu’il en reste muet, puis il attire Mary Ann contre lui et l’embrasse à pleine bouche, lui pétrissant les chairs avec avidité. Après tout, autant profiter de leur intimité pendant qu’il en est encore temps.

Louie doit consacrer les trois heures suivantes à des séances d’exercices et de repos destinées à l’aider à supporter son long voyage. Cela lui inspire encore moins d’enthousiasme qu’un rendez-vous chez le dentiste.

D’abord parce que c’est chiant, vu que sa seule distraction lui est fournie par la musique de Mahler – Das Lied von der Erde. Il est d’autant plus frustré qu’il a appris à apprécier Mahler grâce à ses processeurs et qu’il l’entend beaucoup moins bien à présent – son ouïe n’est pas aussi précise que la perception directe de l’enregistrement digital. En outre, il n’a pas la capacité cérébrale pour lire simultanément tous les ouvrages consacrés à cette œuvre, pour la comparer aux autres opus du musicien… il a un peu l’impression de l’entendre sur un autoradio branché sur les ondes moyennes.

En outre, la souffrance physique est moins intense que prévu ; ces exercices sont plutôt agaçants, d’accord, mais il n’a pas assez de neurones à sa disposition pour ressentir davantage qu’une vague irritation, et sa douleur serait plus riche s’il pouvait la mettre en parallèle avec un plus grand nombre d’expériences…

Il éclate de rire, étouffant une phrase musicale de Mahler (merde ! impossible de faire deux choses à la fois !), et décide de souffler un peu. C’est entendu, il préfère son incarnation électronique. Si seulement il n’avait pas été obligé de la quitter. Si ça ne tenait qu’à lui, il ne visiterait son corps qu’à de rares occasions, et seulement pour faire l’amour avec Carla…

Hé, il peut faire encore mieux. S’ils entraient en liaison, chacun d’eux pourrait faire l’expérience des sensations et des souvenirs de l’autre en plus des siens propres, en temps réel plutôt qu’en esprit ou en rediffusion.

Il secoue la tête, étouffe un nouveau rire ; décidément, il n’aime plus tellement sa carcasse. À force de secouer la tête, il commence à avoir une crampe dans la nuque, et il se rend compte que le fait de rire lui procure un léger vertige, sans doute parce qu’il respire mal. Bizarre… il suffit de passer un mois loin de son corps, et voilà que celui-ci devient une source d’irritation.

À propos… il fonce vers les toilettes. Ça fait sans doute une bonne semaine qu’il ne s’est pas soulagé.

Encore une expérience qu’il avait quasiment oubliée, et celle-ci ne serait guère enrichie par l’addition de senseurs et de processeurs supplémentaires.

Une heure s’écoule avant qu’il ne puisse regagner l’état qu’il préfère. Son corps est perclus de courbatures et, tout en se rebranchant sur le système, il se dit que ça ne risque pas de s’améliorer avec le temps…