Выбрать главу

Durant les années 1960, le ministère de la Défense, soucieux de maintenir les communications en cas de guerre nucléaire, a créé Arpanet, qui a engendré Internet, un terme que les plus anciens préfèrent encore dans leur jargon à celui de net, qui a fini par le remplacer ; le courrier électronique diffusé par ce système connaît sa destination, et il saute d’un point à un autre sur le réseau en saisissant toutes les occasions de se rapprocher de son destinataire.

En 1990, les agences de renseignement découpaient leurs messages en tranches pour rendre toute écoute impossible ; une tranche d’une seconde traversait le pays par le canal d’une transmission par micro-ondes, la suivante se baladait sur un canal satellite en sommeil, la suivante faisait le tour du monde en sautant d’un relais satellite à un autre, et le tout était reconstitué en bout de course dans un téléphone.

En 2028, cette technique est toujours utilisée, mais pas seulement pour des raisons de sécurité ; c’est tout simplement la façon la plus efficace d’exploiter les milliards de liaisons par fibre optique ou par laser entre la Terre et les satellites de communication. Mais l’effet reste le même : personne ne peut brouiller une information tant que celle-ci se déplace simultanément sur plusieurs pistes. On peut empêcher qui on veut d’écouter ou de s’exprimer… mais c’est tout.

Et l’ONU, les gouvernements et les corporations dépendent de ces milliards de canaux. Ils ne peuvent pas plus se débrancher que vous ne pouvez cesser de respirer ; ou disons plutôt que les conséquences seraient les mêmes.

C’est l’après-midi dans l’ouest du Pacifique et le temps est doux et chaud. Carla Tynan a fait remonter son yacht à la surface pour prendre un bain de soleil sur le pont. Quelques années plus tôt, quand elle travaillait pour la NOAA, elle a consacré le plus gros des revenus de ses brevets à faire immuniser sa peau contre le cancer, afin de pouvoir profiter du soleil quel que soit l’état de la couche d’ozone, et à financer l’achat de Mon Bateau, son yacht submersible.

Elle s’est donc retrouvée officiellement fauchée, ce qui a plutôt contrarié Louie, son mari à l’époque, bien qu’elle ne lui ait jamais demandé ni piqué un seul cent.

Elle remonte ses lunettes panoramiques sur son nez, se gratte un peu partout (personne ne peut l’espionner en plein océan) et décide de ne plus penser à Louie pendant quelque temps. Peut-être qu’elle va réfléchir aux deux articles sur lesquels elle doit bosser… il est grand temps pour elle de se livrer à une activité scientifique prétendument désintéressée si elle veut conserver sa réputation auprès de ses confrères. C’est parce qu’il a négligé cet aspect de sa carrière que ce pauvre Henry Pauliss a fini fonctionnaire.

D’un autre côté, ça fait un bail qu’elle n’a pas fait ses comptes, et peut-être devrait-elle concevoir un système ou un algorithme destiné au secteur privé, histoire de se faire un peu de blé. Elle aimerait équiper Mon Bateau de deux ou trois autres gadgets, et elle a encore une ardoise chez la boîte cadcam de Tanzanie. Et puis ça fait plusieurs semaines qu’elle glande, consacrant tout son temps à la pêche, à la baignade et aux bandes sentimentales. C’est le troisième tour du monde qu’elle effectue à bord de Mon Bateau, et cette fois-ci elle s’est contentée de relier Zanzibar à Singapour sans faire la moindre escale… comme elle a fini par se l’avouer, une fois qu’on a vu cette planète deux ou trois fois, peut-être qu’on n’en a pas exploré tous les recoins, mais on a quand même la désagréable impression qu’il n’en reste pas beaucoup.

Et justement, c’est peut-être pour cette raison que Louie était si séduisant à ses yeux. Reconnais-le, Carla… il faisait partie des huit personnes à avoir posé le pied sur une autre planète. Certes, il n’en parlait pas beaucoup, et ce qui l’avait apparemment le plus impressionné, c’était une sensation d’« isolement absolu » – la seule fois où il s’était laissé aller à la poésie.

Elle se redresse sur ses coudes et contemple son corps en gloussant. Comment imaginer qu’une femme aussi trapue et musclée – elle avait fait des poids et haltères à la fac mais avait un peu grossi depuis cette époque bénie – ait pu attirer l’attention du commandant en second de la Mission Mars ? Dieu sait qu’il ne manquait pas de jolies groupies à son retour sur Terre, mais moins de deux ans après celui-ci, il s’était retrouvé en train de monter Carla Schwarz, femme de science.

La mère de Carla avait mis le doigt sur le problème deux heures après avoir rencontré Louie : « Vous cherchez tous les deux quelqu’un à bichonner et vous avez tous les deux horreur qu’on vous bichonne. »

Apparemment, maman avait mis dans le mille, car regardez où en est Carla aujourd’hui : Mon Bateau, où elle a tout juste la place de vivre et de travailler, ne lui semble nullement trop petit, et quant à Louie – tiens, peut-être passe-t-il au-dessus d’elle en ce moment même –, il veille en solitaire sur la dernière station spatiale américaine. Ils doivent se retrouver pour « cinq bons repas et une longue séance au lit » la prochaine fois qu’il sera redescendu sur Terre et qu’elle aura jeté l’ancre dans un port ; soit dans un an ou deux, mais ni l’un ni l’autre ne semble pressé.

Peut-être appellera-t-elle Louie plus tard dans la soirée. En règle générale, il semble toujours ravi de l’entendre, et ça fait quelques semaines qu’elle est sans nouvelles de lui.

Autant pour ses bonnes résolutions.

Son téléphone-bracelet se met à sonner. C’est Henry Pauliss, qui lui apporte des informations plutôt stupéfiantes ; il semble qu’elle ait trouvé une occupation pour les prochaines semaines.

Lorsque la XV est apparue en 2006, on l’a aussitôt accusée d’être encore plus néfaste que la télévision tant elle monopolisait l’attention de ses utilisateurs. Mais on l’a aussi louée parce qu’elle permettait à tout le monde de vivre un savoir et une expérience donnés. Branchez un gamin des quartiers difficiles sur le crâne d’un ingénieur, faites-lui vivre la joie qu’on éprouve en concevant un nouveau modèle d’hélice pour turbine, puis celle de tenir dans ses mains l’objet tout frais sorti de la boîte cadcam, et ensuite faites-le redescendre dans sa classe et dites-lui : « C’est pour ça que tu as envie d’apprendre les maths. » Ou encore, prenez un adolescent obèse, timide et binoclard, glissez-le dans la tête d’un mec bien foutu et sûr de lui, puis récupérez-le et déclarez-lui : « Tout ceci peut être à toi, pour de bon, à condition que tu fasses un peu de gym et que tu suives des cours de développement de la personnalité. »

Prenez un psychopathe totalement dénué d’empathie et faites-lui vivre l’expérience d’une victime. Et c’est là qu’est apparu le défaut de la cuirasse.

Quelques années s’écoulèrent avant qu’on puisse soumettre un prisonnier à ce traitement. Il se trouva qu’une journaliste de la XV avait été violée, mutilée et laissée pour morte pendant que son enregistreur continuait de tourner. Nombre d’experts déclarèrent officieusement que si un criminel récidiviste était exposé à cette bande et prenait conscience de ce que ressentaient ses victimes, il cesserait aussitôt de sévir.

En fait, les criminels qui eurent la possibilité d’éprouver la terreur et les souffrances qu’ils infligeaient à leur prochain en retirèrent un plaisir décuplé. C’était exactement l’effet qu’ils cherchaient à produire chez les autres. Un prisonnier jusque-là modèle fut tellement excité par la bande XV qu’il viola le gardien qui le reconduisait dans sa cellule.