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Elle se demande si les gens du coin sont aussi polis envers les Afroméricains qu’envers les Afropéens.

Enfin, peu importe… il fait trop beau pour déprimer. En outre, elle tombe sur un restau comme elle les aime, avec lino carrelé, comptoir en acier et formica, et tabourets de bar en skaï. Obéissant à une vieille habitude, elle commande le plat pourvu du nom le plus ringard (donc, à ses yeux, le plus américain) : un « Chili Dog Over Mac », c’est-à-dire un hot-dog accommodé à une sauce sirupeuse et servi sur un lit de macaronis au fromage.

La salle est loin d’être pleine ; elle aperçoit un couple plutôt jeune, avec une ribambelle de gosses fort sages pour la plupart mais néanmoins un peu bruyants ; il émane de leur table un brouhaha permanent.

Le père, un jeune homme brun vêtu d’une chemise blanche, et la mère, étonnamment jeune, mince et apprêtée vu l’étendue de sa progéniture, sont pleins d’attention pour leurs enfants et tentent d’organiser ce chaos qu’est un repas en famille, et Berlina s’amuse à les observer. Tout en dégustant sa glace à la fraise, elle analyse leur logistique parentale, s’émerveillant de la façon dont tous deux réussissent à savourer leurs glaces tout en nettoyant les frimousses de leurs gamins.

Une fois le repas achevé, la petite famille s’en va dans un murmure rieur, et lorsque Berlina se tourne vers la porte du restau, elle découvre avec un choc qu’une jeune femme s’est assise à sa table.

— Salut. Désolée de vous déranger, mais vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

— Je ne fais que passer, dit Berlina.

Comment a-t-elle fait pour se faire repérer alors qu’elle s’efforçait précisément de passer inaperçue ?

La fille assise devant elle ressemble à une étudiante tout ce qu’il y a d’ordinaire ; elle n’est pas maquillée, sa tenue ne l’identifie pas comme appartenant à un groupe précis, mais elle est suffisamment moulante pour être à la mode. Quoique plutôt traditionnelle. La jeune fille se fend d’un sourire.

— Vous ne connaissez personne ici ?

— Pas vraiment. Vous êtes toujours aussi curieuse ?

— Mon Dieu, non, mais je cherche à filer d’ici et je préférerais qu’on ne me retrouve pas. Je ne suis pas une criminelle, entendons-nous bien. Mais il y a ce mec qui m’héberge et… eh bien, il est plutôt sympa, mais il est plus âgé que moi, il commence à devenir sérieux et je n’ai pas…

Berlina pose la question qui s’impose.

— Il est dangereux ?

— Seulement si on considère le courrier et le téléphone comme des armes. Je suppose que je ne lui échapperai pas indéfiniment, car il utilisera sûrement des outils de recherche et on est bien obligé de se brancher de temps en temps, pas vrai ? L’autre jour, j’ai un vieux copain qui m’a retrouvée comme ça. Il est au Mexique et il a réussi à survivre à Clem 2.

La fille boit une gorgée de soda et poursuit :

— Je raconte n’importe quoi. Je me sens ridicule. Il m’a fallu une demi-journée pour me décider à demander service à quelqu’un. Je ne suis pas douée pour ça.

Berlina lui sourit.

— Moi non plus. Si je vous dis que j’ai quelques secrets à protéger et que je ne souhaite pas que l’on remarque mon passage, vous saurez être discrète ?

— Je n’en ai pas l’air, hein ? Mais j’en suis capable.

Elle écarte ses cheveux de son visage, dévoilant son décolleté, et Berlina comprend pourquoi elle a pu attirer l’attention d’un homme mûr ; sa silhouette est des plus séduisantes, son visage bien dessiné, ses yeux clairs et intelligents.

— Je n’ai que trois valises à récupérer – je n’en avais que deux en arrivant ici, ce mec est très généreux, mais… enfin, si vous êtes curieuse, je vous raconterai toute l’histoire en route, si vous m’acceptez comme passagère, bien sûr.

— Je ferais n’importe quoi pour une belle histoire, dit Berlina en souriant.

— J’espère que vous ne serez pas déçue. Au fait, je m’appelle Naomi Cascade.

Elle tend la main comme le ferait un homme, et Berlina la serre avec solennité.

— Je vous dirai mon nom dans quelque temps – il est vraiment nécessaire qu’il reste secret pour le moment. Vous ne m’avez même pas demandé dans quelle direction je vais.

— Oh, je trouve assez romantique de « partir pour une destination inconnue », pas vous ? réplique Naomi. Et puis, quand on quitte cette ville, on prend forcément la 70, donc on va soit vers le Co soit vers l’Az. L’un ou l’autre me conviennent parfaitement.

Berlina hoche la tête : marché conclu. Elles vont récupérer les valises de Naomi et montent dans la voiture de Berlina. Naomi s’assied à l’arrière, où Berlina compte la rejoindre dès qu’elles auront gagné un rail, et elles démarrent.

Berlina comptait initialement regagner Denver, puis prendre la 80 en direction de la Ca pour brouiller les pistes au cas bien improbable où on l’aurait identifiée comme la correspondante de Diem. Mais le fait d’avoir renoncé à sa couverture la convainc de changer de plan : elle va foncer vers l’Az, passer la frontière et regagner les USA via Tijuana.

Une fois qu’elles sont sur la route, elle demande à Naomi :

— Vous avez entendu parler de Reniflements ?

Et elle ôte son foulard. La jeune fille ouvre de grands yeux étonnés, et Berlina se dit qu’elle n’a jamais vu quelqu’un d’aussi impressionné. Du moins par sa petite personne.

Deux heures plus tard, elles sont en passe de devenir les meilleures amies du monde et Berlina envisage sérieusement d’engager une assistante. Comme Naomi a laissé certaines de ses affaires à l’U d’Az, il leur semble logique d’aller y faire un tour.

Du coup, Berlina décide de prendre la route 24 au niveau de Goblin Valley et de traverser quelques parcs nationaux, ce qui ne peut que brouiller encore un peu plus sa piste. Les deux jeunes femmes sirotent leur limonade, contemplent le paysage et font plus ample connaissance.

Le 29 juillet, Louie reçoit un message de seize téraoctets en provenance de Carla ; il s’agit d’un résumé de ce qui s’est produit à Dhaka lorsque le chaos de la Seconde Émeute globale a été annihilé par la marée de tempête qui déferlait dans le golfe du Bengale. Il ne parvient pas à chasser ces atrocités de son esprit ; à mesure qu’il attrape les projectiles en provenance de la Lune (ils arrivent de plus en plus vite et de plus en plus fréquemment, et le Bonne Chance est à la queue d’une caravane comptant à présent soixante-dix-huit éléments), il ne cesse de revoir cet océan où flottent deux cent cinquante millions de cadavres… ces actes hideux qui ont été accomplis dans cette région du globe… et aussi la foi, le courage manifestés par tant de gens…

Cela le déchire ; quand il s’enquiert de l’état de son corps, il voit qu’il est secoué de vomissements.

Il y aura bien d’autres drames similaires. Les marées de tempête continueront de sévir. Et même s’il est peu probable qu’une seule catastrophe cause autant de pertes en vies humaines que celle qui a vu la disparition du Bangladesh, de la plus grande partie de la Birmanie et d’un bon morceau de l’Inde, Louis sait parfaitement – mieux que quiconque, en fait, car son expérience transcende celle du genre humain – ce que signifie la perte d’une seule vie. Et son imagination lui permet aisément de multiplier cette perte par plusieurs millions.

Impossible d’occulter cette horreur.

Les séjours qu’il fait dans son corps sont de plus en plus pénibles. Il a trop de choses à faire, et voilà qu’il perd son temps et celui de tout le monde. Il fait du vélo pour tonifier ses muscles, mais ses collecteurs et ses réacteurs fournissent chaque seconde l’équivalent énergétique d’une petite bombe atomique. Il fait du squash pour conserver ses réflexes, mais ceux-ci sont trois millions de fois plus lents que lorsqu’il est branché. Il se bourre de matière organique pour accumuler de l’énergie, mais ses cellules solaires, ses usines à fusion d’He-3 et ses réacteurs à fission lui en fournissent une quantité plusieurs milliards de fois supérieure. Et même les sensations que lui procure la veuve Poignet pâlissent à côté de celles que lui transmet Carla et qu’il enrichit de son côté – l’amour plus que charnel, total, du corps comme de l’esprit.