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Quand il se trouve en mode virtuel, il peut s’il le souhaite déguster un repas de gourmet devant une cheminée flambante, nu sur un fauteuil confortable, servi par des beautés qui ne désirent que lui plaire. Ici, seul dans son corps, il ne peut qu’ouvrir une boîte de conserve dans sa cabine, où règne une odeur composite faite d’huile de machine, de sueur et d’excréments, assis sur un siège que seule la faible gravité rend vaguement confortable.

Il sait parfaitement ce que les freudiens, les tantriques, les hédonistes et les sensei lui diraient à propos de ses relations avec son corps. Mais ce n’est pas l’expérience physique qu’il déteste. C’est le fait qu’elle soit limitée, le fait qu’il se sente estropié, le fait que son expérience serait bien plus riche s’il se rebranchait…

Ce sac de viande et de tripes est bel et bien le maillon le plus faible de la chaîne.

L’idée qui lui vient est si évidente qu’elle lui donne le vertige.

Il a passé les jours précédents à rendre son vaisseau plus rapide, plus efficace ; les robots qui grouillent sur l’immense bobine n’ont cessé de réparer les pièces qui cédaient sous l’effet des sauts d’accélération, voire de les remplacer quand elles étaient inopérantes.

Mais ça fait dix-huit heures qu’il n’a plus réparé quoi que ce soit ; c’est inutile. Cette tâche est accomplie. Plus rien ne peut casser. Tous les éléments du vaisseau sont dix fois plus résistants que son corps, et comme les sauts d’accélération sont maintenus dans des proportions acceptables par celui-ci, cela suffit amplement.

Son corps est le maillon le plus faible de la chaîne.

Une autre idée lui vient à l’esprit ; s’il n’a pas pensé à ça plus tôt, c’est sûrement pour une bonne raison.

La réponse est toute trouvée. Son « autre moi », le « véritable moi » avec lequel il fusionne chaque fois qu’il enfile son casque, ses gants et ses lunettes, est beaucoup plus évolué que lui, il peut télécharger ce qu’il veut, quand il le veut… bref, cet autre lui-même serait parfaitement capable d’avoir une telle idée, mais jamais il n’oserait la lui suggérer. Ce qui signifie sûrement quelque chose.

Il s’assied et tape une lettre adressée à lui-même ; elle est aussi précise que concise. Son corps a perdu toute utilité ; si Louie-l’astronef augmente la puissance de son dispositif, il pourra accroître son accélération dans des proportions considérables et atteindre 2026RU plusieurs mois avant la date prévue.

Il n’y a qu’un seul Louie-le-corps, et cette entité ne lui apporte plus aucune satisfaction. Il y a neuf milliards de personnes sur la Terre, et les deux tiers d’entre elles risquent d’être frappées par les marées de tempête.

Sacrifie-moi, écrit-il. Sois raisonnable. Je ne suis qu’un minable processeur inefficace opérant sur une plate-forme trop fragile. Si tu te débarrasses de moi, tu seras en mesure de sauver l’humanité. Je sais que ça ne te fait pas plaisir, Louie, mais, mon vieux, nous savons tous les deux que c’est nécessaire.

Le clavier sur lequel il pianote est « local » – il ne communique avec aucun système autre que lui-même –, ce qui lui permet d’envoyer le message avant que Louie ait le temps de discutailler.

Il réfléchit quelques instants et, se sentant un peu bête – qui d’autre que lui pourrait être l’expéditeur ? mais une lettre doit être signée –, il ajoute : Louie Tynan. Puis il réfléchit encore un peu et conclut que la seule façon de s’assurer la coopération de Louie-l’astronef, c’est de lui donner un ordre. Il ajoute donc :

C’est un ordre.

Meilleurs sentiments,

Colonel Louie Tynan, chef de l’expédition.

Il relit l’ensemble pour anticiper les réactions de Louie-l’astronef, tente d’imaginer les siennes dans ce type de situation et, tout en se faisant l’effet d’un crétin intégral, remplace « Meilleurs sentiments » par « Tout mon amour ». Satisfait du résultat, il envoie le message avant d’avoir le temps de changer d’avis.

De retour sur son vélo, il envisage de boire un peu d’eau fraîche lorsqu’il entend sa propre voix.

— Louie ?

— Oui ?

— Il faudrait qu’on en discute, tu sais.

— Non. C’est inutile. Écoute, tu dois te dire que je ne compte pas me rebrancher comme prévu, et tu as raison. Il ne servirait à rien d’intégrer à ta personnalité la souffrance que je vais ressentir, ni la sensation de commettre un suicide. C’est le genre de chose dont on n’aime pas se souvenir, et je compte bien t’épargner ça. Ce que je vais faire, c’est me prendre une bonne cuite avant l’arrivée du prochain projectile – il reste encore pas mal de gnôle laissée par le docteur Esaun –, puis grimper en haut de la passerelle principale. Tout objet se trouvant à cet endroit, s’il n’est pas soigneusement arrimé, va muy pronto faire une belle chute. Je suis moins doué que toi en calcul, mais si la vitesse de l’astronef augmente de quatre-vingt-dix pour cent plutôt que de vingt pour cent, je vais tomber la tête la première à environ trois cents kilomètres à l’heure. Ce qui me laissera à peine le temps de souffrir.

— Je dispose d’une capacité mentale suffisante pour effacer toute trace de souffrance. Et puis, tu sais, le souvenir de la douleur, ce n’est rien ; même les plus atroces des réminiscences ne procurent guère de malaise.

Il pédale un peu plus vite et répond :

— C’est une faveur que je fais à mon corps. Je veux dire, je l’ai depuis si longtemps, et à présent que je dispose aussi de l’astronef et du complexe lunaire… eh bien, je pense que cette partie de moi-même a le droit de mourir en état de conscience.

— Cependant, tu as l’intention de te droguer…

— Ou de quasi-conscience. Si je ne veux pas que tu éprouves cette douleur, imagine l’état dans lequel je suis.

La voix métallique, si semblable à la sienne qu’il peut à peine les distinguer, éclate de rire.

— Il y a quand même un problème. Tu as pris la décision de te sacrifier pour la race humaine. C’est un souvenir que j’aimerais conserver. Pourrais-tu enfiler ton casque et mettre ta fiche le temps que je copie tes émotions récentes ? Si tu n’as pas confiance en moi, tu n’as qu’à te dispenser des gants et des lunettes – il te suffira de te concentrer sur les informations transmises par tes sens et tu n’auras aucun mal à ôter le casque.

C’est là une requête fort raisonnable ; et Louie est bien obligé de reconnaître que quelque chose a changé en lui depuis qu’il a pris sa décision.

— Okay.

Il se sent un peu stupide, car Louie-l’astronef a sûrement perçu son approbation, n’ayant aucune difficulté à déchiffrer son langage corporel.

Le plus drôle dans l’histoire, se dit-il en attrapant le casque, c’est qu’il a vraiment l’impression d’être « Louie lui-même », bien que Louie-l’astronef soit infiniment plus efficace et plus expérimenté que lui. Il se demande ce qu’en pensent Louie-l’astronef, Louie-sur-la-Lune et même les petits malins… l’estiment-ils plus réels qu’eux-mêmes ? Peut-être devrait-il leur poser la question…