Il se coiffe du casque, sent les microfibres entrer en contact avec son cuir chevelu, se régler de façon à recevoir les millions d’impulsions émises chaque seconde par son cerveau. Puis il insère la fiche qui permettra à la machine de lire ses pensées et ses souvenirs.
Ses paupières se ferment si violemment qu’une vive douleur lui parcourt le visage.
Une impression de mouvement, une sensation musculaire impossible à identifier, et il se frappe les oreilles à s’en faire exploser les tympans.
La douleur est insoutenable, il cherche un point d’ancrage, quelque chose d’extérieur à la machine, quelque chose qui lui permettra de reprendre le contrôle de son corps et d’arracher le casque de sa tête…
La douleur cesse net, comme si on avait actionné un interrupteur. Ses bras pendent contre ses flancs, il sent ses souvenirs filer dans la fiche et tempête contre Louie-l’astronef, ce traître, ce salaud : il va l’obliger à mourir (car Louie ne va pas sacrifier plusieurs milliards d’êtres humains pour sauver sa carcasse) tout en lui retirant toute dignité…
Il pousse un cri de frustration, et la douleur qui lui déchire la gorge lui permet de se ressaisir, mais avant qu’il ait le temps de s’emparer du casque, il sent son œsophage se contracter. Le sang bat furieusement dans ses veines, il tente de se raccrocher à son pouls, à sa tension artérielle, n’importe quoi pour l’aider à…
Son cœur cesse de battre. Son artère carotide se contracte.
Il entend de la musique, distingue un long tunnel obscur, et il a envie de rire tant cette scène ressemble à un cliché, et voilà que débarquent ses parents, à qui il ne pense plus qu’une fois tous les deux ans, ils sont là pour l’accueillir…
Il se réveille. Il est dans la machine ; Louie-le-corps et Louie-l’astronef ne font plus qu’une seule entité, et il comprend instantanément que, si Louie-l’astronef acceptait la nécessité de son sacrifice, il ne voulait rien perdre de lui-même ; il évalue l’alternative qui se présente à lui, accepte la décision de Louie-l’astronef, s’accepte lui-même, cesse de se sentir dissocié, sauf lorsqu’il aperçoit sur l’écran son corps autour duquel s’affairent les robots sanitaires. Cela lui procure une étrange sensation de dualité, car une partie de lui-même se rappelle sa mort, l’autre son assassinat.
Mais il y a plus étrange encore : quand il a fusionné avec l’intelligence de l’astronef – quand il est pleinement devenu le « véritable » Louie Tynan –, à l’instant où il a été arraché à la lumière, à maman et à papa (papa allait lui dire quelque chose, et il lui souriait comme il ne l’avait fait que rarement durant sa vie)…
… un bref laps de temps s’est écoulé avant sa mort physique, et il restait encore une partie de Louie dans le corps. De sorte qu’il s’est bel et bien suicidé… et que son âme, s’il en avait une, est bel et bien partie pour le paradis ou pour l’enfer. En a-t-il acquis une autre du fait de sa survie ? Ou bien est-il un être sans âme ?
Il dispose de l’éternité pour résoudre ce genre de problème.
Il visualise une superbe plage du Pacifique d’avant Clem et relit le dernier message de Carla. Ils passent un mois à naviguer dans les îles Salomon ; ils rient souvent, parlent beaucoup, communiquent mieux qu’ils ne l’ont jamais fait.
Il ne sait pas s’il a encore une âme, mais il sait qu’il est encore capable d’aimer – ce qui est plus que suffisant pour quelqu’un d’aussi pragmatique que lui. Quatre minutes – soit vingt-deux ans pour son cerveau – après sa mort corporelle, il a atteint une sérénité philosophique qu’il ne pourra jamais transcender.
John Klieg se sent plutôt en forme ; ce qui se comprend quand on sait que ses quatre groupes d’ennemis se préparent à s’affronter mutuellement. Il ne pense pas que sa communication avec Berlina ait été piratée, mais même si tel est le cas, cela ne le gêne guère. L’important, c’est que l’évasion d’Abdulkashim échoue et que ses instigateurs sachent pourquoi ; s’ils ne modifient pas leurs plans durant les jours à venir, il a encore deux ou trois tours dans sa manche à leur disposition.
Son seul loisir pour le moment est d’observer les cent écrans de son bureau, une tâche à laquelle il consacre toute son attention. Derry est assise à côté de lui, occupée à dessiner des chevaux – un des rares avantages de ce trou perdu, c’est l’abondance de canassons dans les parages. Glinda est encore en train de faire la sieste ; elle ne se sent pas très bien depuis quelques jours, ce qui est compréhensible. La concurrence sauvage, c’est une chose, mais les coups d’État et les assassinats… Klieg est surpris de la facilité avec laquelle lui-même a encaissé le choc.
Sa liaison avec les USA laisse encore à désirer ; il s’engueule chaque jour pour avoir manqué de prudence sur ce plan, mais après tout, c’était la première fois qu’il s’aventurait dans une zone vraiment dangereuse.
Les écrans montrent les petits-enfants de Clem en train de ravager l’Europe et Klieg trouve le spectacle intéressant. Les Américains ne voient plus beaucoup d’images du Vieux Continent, en partie à cause du lobby des réfugiés – il y a deux millions d’Afropéens, plus un million de personnes d’autres races, qui sont prêts à protester dès qu’un événement survenant en Europe est couvert de façon neutre ou positive. Et durant les douze dernières années, nombre d’Américains ont adopté leurs préjugés.
Les images qu’il observe se ressemblent plus ou moins toutes – navires échoués sur les plages, monuments historiques en train de s’effondrer, ce genre de truc. Une demi-douzaine de cyclones et de tempêtes ont déversé des tonnes d’eau dans la Méditerranée, dont le niveau bat tous les records, et sa faune succombe sous l’effet de la pollution et de la dilution du sel. La puanteur est paraît-il indescriptible, une des raisons pour lesquelles Klieg s’abstient de se brancher sur la XV. Et puis, avouons-le, même si tout cela est poignant, même si c’est une partie du patrimoine de l’humanité qui disparaît, Klieg s’intéresse davantage aux gens qu’aux choses… et les réfugiés se ressemblent tous, quelle que soit la partie du globe qu’ils ont fuie. Des défilés d’enfants en pleurs, de vieillards cacochymes, d’adultes aux yeux égarés ayant tout perdu dans la catastrophe. La première fois qu’on voit ça, c’est bouleversant. La centième, on n’en a plus rien à cirer.
Grâce à la TV et aux deux postes de XV du pub, ils ont tous vu ce qui s’est passé à Hawaii. Le village a perdu tout espoir, il sait que le même sort lui est réservé, et on dit même que la marée de tempête risque de submerger toute l’Irlande. Ils se rassemblent donc dans l’église, autour du père Joseph, pas parce qu’ils s’y croient en sécurité, ni parce qu’ils s’attendent à un miracle, ni même parce que le toit de l’église est plus solide que ceux de leurs maisons (ce qui est pourtant le cas), mais parce que c’est l’endroit idéal où attendre le trépas.
Les derniers villageois émergent d’une nuit si noire que c’est à peine si les éclairs réussissent à la rendre moins opaque. Les routes sont impraticables, dit-on, mais personne n’avait envie de les emprunter. Si on doit mourir, autant mourir dans le comté de Clare ; si on doit survivre, autant se réfugier dans une église au sommet d’une colline.
Clem 238 est quelque part à l’ouest, et les radars gouvernementaux ont repéré depuis des heures la marée de tempête.
Comme les cierges ne manquent pas, le père Joseph en fait allumer quelques-uns et encourage ses ouailles à chanter pendant que des volontaires condamnent les vitraux de l’intérieur (ça fait quelques heures qu’il s’est occupé de l’extérieur).