Il contemple les scènes retransmises depuis l’Europe, regrette la disparition de certains sites historiques mais constate qu’il n’est guère chagriné. Il y a vingt ans, les Afropéens étaient censés représenter un obstacle à l’unification de l’Europe, cinq ans plus tard ce fut le tour des Turcs et des Serbes, et aujourd’hui l’Allemand moyen accuse de cette tare les Français, les Polonais et les Italiens… quand ce ne sont pas les Bavarois.
Bref, ces crétins s’entre-déchirent au moment précis où l’union leur est indispensable.
Il aperçoit Copenhague sur un écran, actionne le zoom et augmente le son. Un groupe de marins allemands et polonais ont abordé le rivage et mitraillent les femmes et les filles, s’acharnant en particulier sur les blondes. En règle générale, ils les contraignent à se déshabiller, leur tirent dans le ventre et filment leur agonie. On ignore leurs motivations.
Les troupes n’ont pas accès aux zones d’évacuation, et les embouteillages sont tels que rares seront les Danois à pouvoir fuir la ville.
Klieg réfléchit quelques instants, se rappelle le nom de quatre boîtes allemandes spécialisées dans la porno-violence, décroche son téléphone et achète un paquet d’actions chez chacune d’elles. Il y a de grandes chances pour que quelqu’un ait soudoyé ces marins afin d’obtenir des images de jolies femmes blondes périssant dans d’atroces souffrances.
Il frissonne en pensant à Glinda et à Derry, sans toutefois annuler son ordre d’achat. Il risque d’avoir besoin de liquide dans un avenir proche. Et d’ailleurs, il s’empresse de transférer ses comptes de retrait dans des banques américaines.
Une heure plus tard, Clem 239 se dirige vers la Baltique. John Klieg demande à Derry de lui apporter sa valise puis de rejoindre sa mère dans la chambre. Inutile de tenter le diable.
Derry s’exécute sans poser de questions. Il tire profit des quelques minutes qui lui restent pour transmettre des instructions à son ordinateur domotique, une tâche qu’il accomplit tous les soirs.
Mais cette fois-ci, certains mots clés déclenchent toute une série de procédures ; des intelligences artificielles contactent les médias et le gouvernement, leur délivrent certains messages et répètent le processus.
Lorsqu’on frappe à sa porte, c’est d’une façon étonnamment polie. Les deux hommes qui apparaissent sur le seuil sont tirés à quatre épingles et acceptent sans broncher la présence de son sac de voyage – « simple précaution en ces temps troublés ». Ils le conduisent au Centre gouvernemental sans prendre la peine de lui passer les menottes.
Il s’attendait à la tenue de ce conseil ; mais il n’avait pas prévu qu’Abdulkashim soit déjà en liaison téléphonique avec ses sous-fifres. Son uniforme de prisonnier accentue encore sa ressemblance avec Staline. Il s’exprime en russe, la langue officieuse de la Sibérie, mais Klieg constate que les écouteurs peuvent retransmettre ses paroles en anglais, en allemand, en japonais, en espagnol, en chinois, en arabe, en yakoute, en bouryate ainsi que dans plusieurs dialectes locaux. Comme il connaît déjà les grandes lignes de son discours, il envisage d’écouter celui-ci dans un langage qui lui est inconnu. S’il se ravise, c’est parce qu’il est obligé de le suivre par souci de minutage.
— Messieurs les membres du Conseil gouvernemental, honorables visiteurs étrangers, messieurs les dirigeants de puissances étrangères, je vous salue. Comme vous l’avez sans doute déjà constaté, des unités loyales de l’Armée de terre et de l’Armée de l’air sibériennes viennent de me libérer de la prison où j’étais détenu en toute illégalité. Ironie de l’histoire, j’ai pu échapper aux geôles onusiennes de Stockholm grâce à l’un des cyclones dont l’apparition a été causée par l’intervention brutale, illégale, injustifiée et dangereuse pour l’environnement que l’ONU a effectuée sur les forces armées de notre pays le 9 mars de cette année.
» Le peuple sibérien peut désormais constater que j’avais raison de dénoncer la perfidie des puissances étrangères en général et des Nations unies en particulier. J’espère que le peuple comprendra également que j’ai eu raison d’ouvrir nos frontières au commerce étranger, car en dépit de nos différences avec les États-Unis, c’est un citoyen américain, Mr. John Klieg, qui nous a permis d’affirmer l’indépendance qui nous appartient de droit. Aujourd’hui, la Sibérie est le seul pays du globe en mesure de procéder à un lancement de satellite depuis la surface terrestre, et nous sommes prêts à mettre nos capacités au service de tous les peuples de la Terre. Le génie sibérien, comme on aurait pu s’en douter…
Il n’y a pas un seul Sibérien dans l’équipe de recherche, se rappelle Klieg. Voilà qui le distrait un peu de l’interminable discours du Grand Homme.
— … a découvert un moyen de lutter efficacement contre la menace des super-ouragans, et nous sommes prêts à nous mettre au travail sans tarder si l’on accède à nos demandes raisonnables, trop longtemps rejetées par les tribunaux internationaux. Une fois que nos revendications territoriales auront été acceptées, et que des dédommagements substantiels nous auront été versés par certains pays dont la liste sera bientôt rendue publique, nous nous mettrons à l’œuvre et éliminerons tous les cyclones.
Klieg prend un air des plus attentifs, un talent qu’il a acquis lorsqu’il travaillait dans la vente. Ce petit numéro est sans doute à la portée de tout homme d’affaires un tant soit peu efficace. Évidemment, il s’écoulera au moins un an avant que les ballons lancés depuis l’orbite terrestre ne commencent à éliminer les cyclones. Il se demande si Abdulkashim a été informé de ce détail, ou bien s’il s’en fout complètement. Ça ne fait aucune différence. Abdulkashim aborde à présent le chapitre des menaces.
— Il faut que vous sachiez que nos troupes ont encerclé le site de lancement et que celui-ci sera détruit avant que des forces hostiles aient le temps de s’en emparer. En tant que pays en voie de développement, nous revendiquons le droit de…
Quelqu’un pousse un cri hors champ. Le dictateur ouvre des yeux étonnés, se tourne vers le côté. Puis l’image se met à sauter et la communication est coupée.
Klieg ne s’était pas trompé ; c’était le signal convenu d’avance. Dans la salle du conseil, les « modérés » – c’est-à-dire tous ceux disposant d’un quelconque pouvoir et n’ayant manifesté aucune hostilité envers le tyran – saisissent les barres de fer qu’ils avaient dissimulées sous la table.
Klieg ne réussit à voir qu’une infime partie de ce qui suit.
Il y a dans la salle trois modérés pour s’occuper de chacun des quatre loyalistes, tous munis d’une barre de fer. Apparemment, les rôles ont été distribués à l’avance, car le plus costaud s’empare des jambes de chaque victime, le plus fluet lui enserre les poignets et le troisième brandit sa barre.
Les partisans d’Abdulkashim ont beau hurler et protester, rien n’y fait. Chaque fois que l’un d’eux parvient à libérer un bras ou une jambe, la barre de fer s’abat sur lui.
Une fois que tous les loyalistes sont maîtrisés, le ministre de la Justice les déclare coupables de crimes contre l’ordre légitime du peuple sibérien, et le ministre des Mines, le directeur de la Recherche universitaire, le ministre de la Santé publique et le ministre des Transports en surface appliquent la sentence. Les trois loyalistes de sexe masculin se font broyer les testicules, puis fracasser le crâne, et leurs tortionnaires continuent de les frapper même après qu’ils ont sombré dans l’inconscience ou le trépas.
La barre de fer est trop épaisse pour pénétrer la femme mais suffisamment lourde pour lui briser le bassin, et le directeur de la Recherche universitaire lui inflige aussi plusieurs coups sur les seins avant de lui fracasser le crâne dans un bruit écœurant.