John Klieg a réglé ses comptes, à condition qu’il sorte vivant de cette pièce. Et s’il réussit à survivre au prochain quart d’heure, il est même devenu riche. La tête baissée, il se dirige lentement vers la porte.
Celle-ci s’ouvre brusquement et des soldats envahissent la salle. Ils sont commandés par un colonel dont Klieg n’a jamais entendu parler et qui a décidé de prendre le pouvoir pour le bien de la nation. Une de ses premières décisions est d’abolir le capitalisme et d’arrêter le capitaliste le plus célèbre de la Sibérie.
Au moment où John Klieg est emmené menottes aux mains par les soldats, Louie Tynan se prépare à tenter une nouvelle expérience. Lorsque arrive sur lui l’un de ses projectiles, il freine sa course si brutalement qu’il réussit à le capturer.
Les robots le débarrassent alors de son précieux chargement de processeurs. Il va lui en falloir beaucoup.
Il extrait du projectile d’autres matériaux bruts, en nourrit ses synthétiseurs, puis transforme le résidu composé de six tonnes de fer et de métaux divers en une fine poussière qu’il expulse derrière lui et qui se change aussitôt en plasma sous l’effet du courant induit par la gigantesque bobine. Résultat : les atomes obtenus filent à environ un dixième de la vitesse de la lumière. D’où une excellente poussée – les vingt-trois g auraient transformé son corps en bouillie – et désormais chaque erg compte.
Deux jours plus tard, ayant accumulé une avance de plusieurs semaines, il commence à dépasser les premiers projectiles de la caravane. Sur la Lune et sur les astéroïdes, l’autre Louie et les petits malins s’empressent d’allonger leurs catapultes et de les munir d’une propulsion laser afin de pouvoir continuer à accélérer les projectiles bien après l’extrémité de la catapulte ; il va être de plus en plus difficile de le rattraper avec un projectile, et pourtant il en a besoin. Grâce aux composants qu’il a absorbés et aux progrès de son intégration, il fonctionne à présent à un rythme de sept années-cerveau par minute.
— Je dirais que les résultats sont parfaitement satisfaisants, déclare Harris Diem, mais Brittany Lynn Hardshaw ne l’entend pas de cette oreille.
Son ami et homme de confiance refuse cependant de changer d’avis. Quelques heures se sont écoulées depuis qu’Abdulkashim a été abattu et qu’une contre-révolution s’est déclenchée à Novokuzneck, et les médias commencent à réagir. Tout le monde suppose, avec raison, que les USA sont responsables de la mort du dictateur – qui d’autre aurait pu frapper depuis l’orbite terrestre l’avion qui le ramenait en Sibérie ? – et que certains membres haut placés du gouvernement ont été mis au courant et en ont profité pour tenter de prendre le pouvoir.
Harris Diem boit du petit-lait. D’un coup, d’un seul, ils ont livré le gouvernement sibérien à des incompétents notoires qui n’ont ni le charisme d’Abdulkashim ni sa ruse de paysan ; la Sibérie ne représentera plus aucune menace avant l’émergence d’une nouvelle génération de politiciens. L’Alaska est à l’abri de sa puissance aussi bien politique que militaire ; tant que prévaudra la Doctrine Hardshaw, qui veut qu’aucun ex-territoire américain ne soit autorisé à s’allier à une puissance asiatique ou européenne, l’Alaska demeurera américain en pratique, quel que soit son statut officiel.
En outre, comme cette intervention militaire était spécifiquement américaine plutôt qu’onusienne (Diem a obtenu de Rivera qu’il s’abstienne de l’autoriser tout autant que de la condamner), un précédent a été établi qui justifiera toute action unilatérale ultérieure, réaffirmant le principe à l’origine de la mission de Louie Tynan. Première phase, des ordres donnés conjointement, afin que le colonel Tynan puisse affirmer qu’il a obéi à ses supérieurs américains ; deuxième phase, une action unilatérale sans réaction de la part du SG. Peu à peu, les USA retrouvent la souveraineté qu’ils avaient perdue à l’issue du Flash, et si Clem et ses rejetons représentent le prix à payer pour cette renaissance, Harris Diem, qui a consacré son existence à assurer le pouvoir de Brittany Lynn Hardshaw, depuis le tribunal du comté de Shoshone jusqu’à la Maison-Blanche, est tout disposé à passer à la caisse.
Son patron est moins enthousiaste.
— Tout d’abord, Harris, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, les cyclones et leurs effets secondaires continuent de causer au moins un million de décès par semaine. Ce nombre augmentera sûrement cet hiver, sous l’effet de la famine et des épidémies. Et même si nous avons libéré le site de GateTech de l’emprise d’Abdulkashim, il reste aux mains des militaires sibériens et il a de toute évidence subi des dommages durant les combats – des dommages qu’il nous est impossible d’estimer vu que nous ne pouvons pas dépêcher nos ingénieurs sur les lieux. Désormais, nous sommes totalement dépendants de Louie Tynan.
— Aucun souci à se faire de ce côté-là, c’est un homme loyal.
— Il n’y a rien de plus dangereux que de confier l’avenir de la planète à un seul homme, si intelligent ou si « amélioré » soit-il !
Diem sort du Bureau ovale en secouant la tête. Après toutes ces années, voilà que le patron se met à mollir ; peut-être qu’elle a définitivement perdu le goût du pouvoir. Peut-être qu’elle s’est mis dans la tête l’idée saugrenue de laisser son nom dans les livres d’histoire. Cette lubie a déjà frappé nombre de Présidents, donnant même – en de rares occasions – des résultats positifs pour la République.
Quoi qu’il en soit, il y a un point sur lequel elle n’a pas changé, et elle a soulevé un problème bien réel. Tout doit être mis en œuvre pour que Klieg soit libéré au plus vite ; tout le monde se doute que c’est lui qui a informé Hardshaw et Rivera de l’évolution de la situation en Sibérie. Il n’est plus en sécurité dans ce pays et il ne faudrait pas qu’il lui arrive un pépin – si l’on veut se faire des amis dans ce cirque, on doit protéger ceux qu’on a déjà.
Carla Tynan met un certain temps à comprendre ce qui s’est passé lorsqu’elle reçoit le nouveau message de Louie. C’est un message plutôt long, empli de souvenirs, à la fois doux et amer, affectueux et distancié, drôle et lugubre. De son point de vue, il s’agit de la plus belle lettre d’amour jamais écrite, mais elle ne constitue toutefois qu’un préambule.
Puis elle découvre ce qu’il a fait ; cette lettre superbe provient d’un homme mort.
Elle pense à son propre corps, encore chaud et soigneusement entretenu, reposant dans une chambre d’hôtel à Guadalcanal, et réalise que Louie Tynan ne pourra plus jamais le chérir et le caresser. Elle se rappelle la façon dont il l’a empoignée par la cuisse pour la hisser sur ses épaules le jour de leur premier rendez-vous, à seule fin de lui prouver qu’il était capable d’une telle prouesse. Elle se rappelle le souffle de Louie sur sa nuque quand il s’endormait à ses côtés, l’utilisant comme un substitut d’oreiller. Elle se rappelle la caresse de ses cheveux en brosse sur la paume de ses mains.
Un peu agacée, car elle le connaît assez bien pour savoir qu’il a prévu sa réaction, elle se rappelle aussi le membre raidi qu’il glissait entre ses lèvres, les doigts qu’il insinuait dans son anus…
C’est fini. Pour toujours. Sans doute a-t-il décidé que sa mission était plus importante. Mais ça faisait belle lurette qu’il ne prenait plus aucun soin de son corps d’athlète. Bien avant qu’il ne parte en téléprésence sur la Lune, bien avant qu’il n’intègre à son esprit des processeurs supplémentaires. Et ce corps était presque essentiel aux yeux de Carla ; elle n’arrive pas à imaginer Louie sans lui. Le chagrin qui l’envahit soudain se répercute sur un milliard de processeurs répartis sur toute la planète.