Son message est si clair, si précis, qu’elle ne peut douter de sa sincérité, ce qui la bouleverse encore davantage.
Seul manque le détail le plus important : il était obligé de prendre cette décision, celle-ci était inéluctable à ses yeux, mais la perte de son corps ne le touche nullement et il ne s’est pas demandé comment elle allait réagir. Peut-être sait-il qu’elle l’aime mais, de toute évidence, et après toutes ces années, il ne comprend pas vraiment ni comment ni pourquoi.
Et ça fait mal.
Pour la première fois depuis qu’il est parti, elle laisse s’écouler plus de vingt-quatre heures avant de lui répondre ; elle va jusqu’à s’abstenir de consulter les messages qu’il laisse sur les processeurs qu’il contrôle, afin qu’il puisse être averti de sa réaction. Elle lui fait comprendre de toutes les façons possibles qu’elle est trop occupée pour qu’on la dérange et que leur relation est désormais purement professionnelle, après tout… n’est-ce pas ?
Au mieux, il va regretter de ne plus avoir de mains pour tenir un bouquet de roses, de pieds pour se présenter devant sa porte, de tête à baisser en signe de gêne.
Jopharma a passé la majeure partie de son existence à récolter le café, la plupart du temps sur les flancs des montagnes de Sumatra. Il y a quelques années de cela, il est allé travailler aux Célèbes, attiré par une prime substantielle, d’où il a envoyé de l’argent à sa mère afin de constituer des économies en vue de son mariage, mais à présent qu’il est marié, il n’a plus besoin d’aller nulle part. Il a entendu parler de Clem, bien entendu, car ce nom est sur toutes les lèvres. Mais comme ni lui ni ses proches ne peuvent rien faire, il a continué à récolter le café jusqu’à une date récente.
La situation commence à devenir désespérée. La pluie et le mauvais temps ont ruiné la récolte, et il n’a plus rien à faire de son temps. Au moins ne risque-t-il pas de périr noyé, comme les malheureux qui vivaient dans les plaines, mais quand même… jamais il n’a vu les nuages rester si longtemps au-dessus de la montagne. Et il fait de plus en plus froid, à tel point qu’un feu brûle désormais en permanence pour réchauffer sa demeure. Mais le bois coûte cher, et son propriétaire ne va pas renoncer au loyer sous prétexte de fin du monde.
L’un de ses voisins, qui possède une TV, leur annonçait de temps à autre que ces nuages faisaient partie de tel ou tel Clem, mais comme le ciel ne s’éclaircit plus jamais – d’après les scientifiques de la TV, les îles retiennent le mauvais temps, ou une stupidité de ce genre –, cette question a cessé de les intéresser.
Jopharma n’a pas vraiment vu le monde, mais comme la plupart de ses contemporains, il a vu un peu de XV et pas mal de TV. Il connaît donc un peu le monde. C’est donc sans grande surprise qu’en sortant de chez lui, il découvre que la neige est en train de tomber sur Sumatra. Mais il a quand même le cœur serré.
Mary Ann est restée débranchée si longtemps qu’une bonne partie de l’après-midi est nécessaire pour la rendre en mesure de transmettre correctement. Le travail des techniciens est d’autant plus digne d’éloges qu’ils l’effectuent dans un camion en déplacement. Elle a insisté pour que Jesse reste à ses côtés durant toute l’opération – pas parce qu’elle est inquiète, en dépit de ses affirmations, mais plutôt pour le faire profiter de la climatisation de l’habitacle.
S’il manifeste un tel intérêt pour la procédure, c’est parce sa formation d’ingénieur en réalisation lui a déjà permis de travailler sur des systèmes d’interface cérébrale. Dans ce cas-là, bien entendu, il importe avant tout d’établir une interface active entre le cerveau et le simulateur, de façon que l’esprit puisse tester différentes solutions et voir ce que ça donne avant d’opter pour l’une d’elles – procédure onéreuse si on lui applique les critères des ingénieurs d’antan mais qui permet d’obtenir exactement le produit désiré.
Ici, la principale caractéristique de l’interface doit être la clarté plutôt que la précision. Peu importe que l’on reçoive les sentiments exacts de Mary Ann – ou de Synthi Venture – tant que la réception est claire, plus proche de la réalité que du rêve ou de l’animation. La vraisemblance compte plus que la vérité, se dit Jesse.
En ce moment, les techniciens s’intéressent à la zone de son cerveau qui s’active lorsqu’elle chante. Comme la nausée fait partie des sensations recueillies à la sortie, ils étudient les circonvolutions de cette zone, identifient les responsables, modifient les capteurs, procèdent à un nouvel essai.
La journée s’avère longue et, au coucher du soleil, on déclare à Mary Ann que le problème découle en partie du fait qu’elle a pris « de vraies vacances », comme le dit un médecin.
— C’est un crime ?
— En général, ça ne mérite pas la prison, mais c’est différent pour les gens de votre profession. Si vous vous étiez rendue dans l’un des hôtels de luxe que vous fréquentez d’ordinaire, en prenant soin de conserver l’incognito pour ménager votre stress, et si vous aviez passé votre temps à boire des cocktails au bord d’une piscine, vous n’auriez changé en rien la structure de votre cerveau, exception faite des deux ou trois neurones que vous auriez perdus. Vous vous seriez retrouvée peu ou prou dans l’état cérébral sous lequel la machine vous avait identifiée avant vos vacances. Mais vous avez fait des choses auxquelles vous n’étiez pas habituée, et la structure du cerveau est altérée quand il acquiert de nouvelles connaissances. Les fondements sont encore en place, mais il y a eu une foultitude de petits changements. Sans doute que certains branchés vont se demander si vous êtes bien la véritable Synthi Venture – c’est chaque fois la même chose quand l’un de vous revient de vacances.
— C’est pour ça que Rock est toujours la cible des maniaques de la conspiration ?
— Ouaip. Ce type fait chaque fois quelque chose de nouveau. La structure fine de son cerveau ressemble à la côte de la Norvège. Alors que ce pauvre Quaz… enfin, c’était un type sympa, mais il n’avait pas besoin de trois circonvolutions pour loger tous les neurones de son cerveau.
— « Ce pauvre Quaz » ? Que lui est-il arrivé ?
Elle éclate en sanglots quand elle apprend la nouvelle.
— Je ne l’aimais pas beaucoup, mais d’un autre côté, je ne le connaissais pas vraiment…
Elle étreint la main de Jesse.
— Vous voyez ? reprend le médecin. Par-dessus le marché, on dirait bien que vous vous êtes trouvé un cœur.
Cette nuit-là, alors qu’ils font l’amour, Jesse pense aux millions de filles de son âge branchées sur Synthi Venture qui frémissent sous ses caresses. Il décide que c’est génial et cesse de se faire du souci.
Sauf que, juste avant de s’endormir, il pense aux millions de grands-mères – et de grands-pères – également branchées sur Synthi Venture…
Mary Ann, percevant sa réaction, se blottit contre son torse et lui demande ce qui se passe. Il se confie à elle, et tous deux se mettent à glousser.
— Alors, tu as pris ta décision ? demande-t-il. Je crois qu’ils t’ont laissé le choix.
— Oui. Je vais rester dans la peau de Mary Ann, mais la promo va ménager la transition jusqu’à ce que le public se soit mis dans la tête que Synthi et Mary Ann ne sont qu’une seule et même personne. Et j’ai l’impression que la personnalité artificielle ne faisait que m’attirer des ennuis. Quand on t’injecte un double dans le crâne, s’il te reste un atome d’instinct de conservation, tu as tendance à lui faire endosser tous tes défauts en gardant pour toi toutes tes qualités. C’est en partie pour cette raison que la majorité des stars de la XV sont des cons ou des malades.