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Naomi hausse les épaules.

— La plupart des occupants ont fui. Il ne restait que quelques vieillards et quelques branchés…

— Précisément. Nom de Dieu, un journaliste digne de ce nom ne devrait pas avoir pitié des bureaucrates, mais ce qui m’inquiète, c’est qu’ils n’ont pas voulu partir parce que le gouvernement ne pouvait pas leur garantir que les autocars seraient équipés de la XV. Les gens ne veulent plus quitter Synthi Venture tellement c’est passionnant de la regarder en pleine évacuation.

— Les gens sont parfois bizarres. Peut-être qu’on aurait dû lui demander de lancer un message du style : « Hé, les crétins de Portland, grouillez-vous le cul ! »

— Je suis sûre qu’elle l’aurait fait. C’est la seule star de la XV qui trouve grâce à mes yeux. Ton ex-petit ami a du goût. Bon, on a assez d’images comme ça, alors autant filer avant que l’Armée ne décide qu’elle a eu tort de nous donner l’accès à cette zone. Je ne veux pas me retrouver avec un escadron de staticoptères sur le dos.

— Okay.

Naomi arrête de filmer, puis contemple avec ses propres yeux le paysage dévasté qui les entoure.

— Tu sais, dit-elle, je me demande si les mots ne sont pas superflus dans un cas pareil.

Dix minutes plus tard, elles sont à bord de la fourgonnette flambant neuve que s’est offerte Berlina maintenant qu’elle est riche, sa vieille voiture ayant bénéficié d’une retraite bien méritée. Les rails de circulation sont hors d’usage, mais comme ce véhicule est équipé d’un système de navigation inertiel, Berlina a seulement besoin de lui indiquer une destination pour qu’il se mette en route, contrôlant son cap et sa position d’après les satellites.

— Heureusement qu’on est venues aujourd’hui, déclare-t-elle. Dans un jour ou deux, quand la température aura monté un peu… enfin, je ne te raconte pas l’odeur.

Naomi acquiesce d’un air grave et entreprend de ranger l’équipement. Décidément, se dit Berlina, elle a eu mille fois raison de l’engager. Un petit sourire lui échappe à la pensée de ce qu’elle vient de dire. Rien de tel qu’un commentaire du genre cynique pour instiller un peu de romance dans le cœur d’une…

Elle manque éclater de rire. Naomi lui apparaît désormais comme une apprentie journaliste. Et c’est exactement ce qu’elle devient, ce qui signifie que Berlina Jameson n’est plus la dernière de son espèce. Peut-être devrait-elle contacter Wendy Lou Bartnick pour lui annoncer qu’elle est grand-mère.

La fourgonnette file vers l’est – en dépit des intempéries, la route passant par le mont Hood et le col de Bennet est restée ouverte, ce qui tient du miracle. Elles se préparent du café et des sandwiches, puis contemplent les forêts et les villages dévastés qu’elles traversent. Lorsque le soir tombe, la seule lumière que l’on distingue est celle de leurs phares. De temps à autre, on voit surnager un arbre abattu ou un cadavre de cerf, d’ours, de vache et même d’homme ou de femme. Elles finissent par s’endormir.

Pendant ce temps, avec un luxe de précautions, un datarat venu de l’extérieur du système et brouillant sa piste en tâche de fond fouine dans les processeurs de la fourgonnette, remontant tout le système de navigation avant de parvenir à récupérer le premier jet du prochain numéro de Reniflements. Puis il achève d’effacer ses traces et disparaît.

Carla Tynan a trouvé ce que lui avait demandé Louie-sur-la-Lune, et elle n’est guère surprise quand il la prie de pénétrer à nouveau dans les archives pour effacer quatre ou cinq phrases susceptibles de conduire Jameson au projet de récupération de comète.

Elle actionne une caméra intérieure et jette un coup d’œil dans le véhicule. Naomi Cascade dort nue sur l’une des couchettes, et la lueur des phares suffit à dessiner les contours de son corps. Bon sang, se dit Carla, je n’ai jamais eu de problèmes avec les mecs, mais si j’avais un châssis comme le sien…

Elle se tourne vers Berlina Jameson et voit qu’elle est réveillée et plongée dans la contemplation de Naomi. Sous ses yeux électroniques, la journaliste glisse une main entre ses jambes et commence à se caresser, changeant de position pour avoir un meilleur point de vue.

Carla s’éclipse en hâte ; elle n’avait pas l’intention de jouer les voyeuses. En outre, bien qu’elle ait pour mission d’empêcher la journaliste d’être informée de l’expédition de Louie… elle l’aime bien et, vu les circonstances, elle ne peut s’empêcher de s’identifier avec quelqu’un désirant toucher un corps qui lui est inaccessible.

Le 5 août, trois cent quatre-vingt-dix heures après avoir atteint la vitesse de libération, Louie Tynan franchit l’orbite de Mars, située à 1,57 UA du Soleil. Lors de l’Expédition martienne, il avait mis neuf mois à parcourir la même distance.

Il n’aurait dû être ici qu’en septembre ; sa vitesse commence à devenir appréciable. Les catapultes lunaires sont de plus en plus performantes et il a augmenté leur capacité d’un dispositif de propulsion laser : chaque fois qu’un nouveau projectile est lancé, le laser active une bille d’hydrogène solide enchâssée dans sa masse, produisant une importante poussée qui accroît encore son accélération.

Il est parvenu à une cadence de onze années-cerveau par minute et continue de progresser ; si on le considère encore comme un être humain, en dépit de son absence d’enveloppe charnelle, alors il est l’être humain le plus rapide ayant jamais vécu, avalant une unité astronomique en quatre jours, à une vitesse quatre fois supérieure à celle initialement prévue. Il ne peut s’empêcher de se féliciter.

Les nouvelles venues de la Terre lui semblent fichtrement bizarres ; aussi extraordinaire que cela paraisse, il a suffi d’un show XV pour mettre fin à la Seconde Émeute globale. Peut-être n’est-il pas sûr de vouloir rester humain, après tout. Il remarque néanmoins qu’il aime bien Jesse et Mary Ann, puis comprend que c’est exactement l’effet souhaité ; tous ceux qui n’ont rien à faire restent chez eux pour encourager ces deux héros. De cette façon, ils ne gênent pas les autorités. Voilà qui est quelque peu déprimant.

Carla semble lui avoir pardonné le sacrifice de son corps, mais elle ne le fera pour de bon qu’une fois qu’ils pourront partager leurs sentiments en temps réel. Cependant, elle n’est plus fâchée contre lui et c’est bon signe.

Il se trouve environ à cinq minutes de lumière de la Terre, ce qui signifie que cent dix années s’écoulent pour lui entre l’instant où il envoie un message à Carla et celui où il reçoit sa réponse. Mais comme il ne dort plus, ce chiffre peut en fait être estimé à cent quarante-six ans. Il a beaucoup de temps pour réfléchir ; Carla devient plus rapide, elle aussi, ce qui est une bonne chose.

Louie a ruminé tout un tas de problèmes philosophiques, en réduisant une bonne partie à des questions de tempérament et de goût personnels. Il n’était pas tellement enclin à philosopher dans le temps, et s’il s’est attelé à cette tâche, c’est parce qu’elle lui semblait idéale pour occuper ses processeurs ; si ceux-ci restent oisifs, ses souvenirs remontent à la surface, il les met en corrélation et, avant d’avoir compris ce qui lui arrive, il dispose de toutes les réactions possibles et imaginables à sa situation présente.

Il s’est demandé d’où pouvaient provenir ses émotions, pour les attribuer en fin de compte à l’hystérésis. Dans un corps humain normal, la nature des émotions est dictée par la chimie du cerveau ; certaines substances activent les cellules du système nerveux sans discrimination aucune, et il est plus délicat de faire disparaître des produits chimiques que de désactiver des signaux électriques. Par conséquent, un sujet donné a une conception du monde plus ou moins stable (même si les signaux sont disparates), et ses émotions ne sont jamais tout à fait accordées au moment présent eu égard à la présence de résidus chimiques dans son cerveau.