Quant aux autres gazeuses, c’est une autre paire de manches ; elles sont si petites qu’il serait presque impossible d’y maintenir une réaction de ce type. Et si on leur envoyait de l’énergie depuis des stations proches du Soleil ? Six énormes satellites en orbite polaire autour du Soleil… utiliser les gazeuses comme réflecteurs… dispensons-nous d’Uranus, qui n’a pas de lune assez grosse pour faire l’affaire…
Le hic, c’est Vénus. Il faudrait la refroidir, lui imprimer une vitesse de rotation raisonnable (sans pour autant la réchauffer), se débarrasser d’une bonne partie de son atmosphère trop épaisse… peut-être déclencher un précipité avec du calcium métallique pour que le dioxyde de carbone soit converti en carbonates, et si on dispose d’un nombre suffisant de blocs de calcium en orbite, tirer parti de leur gravité pour faire tourner Vénus… ils pourraient aussi servir de miroir pour la protéger du Soleil… quel boulot ! En comparaison, Mars serait une vraie partie de plaisir.
Passons à la simulation. Combien de temps ça va prendre, et que va-t-il faire de tous ces mondes ? Supposons qu’il veuille créer neuf planètes habitables : Vénus, Mars, la Lune, Ganymède, Callisto, Io, Europe, Titan et Triton. Deux douzaines de continents et d’océans…
Cette idée lui donne comme un petit orgasme. Depuis une vingtaine d’années, la Bibliothèque du Congrès a entrepris un catalogue des génomes ; il existe des virus capables de reconstruire l’ADN et la technique du clonage est en mesure de recréer des organismes. Quelques zoos en ont déjà profité, et on a pu réintroduire dans les océans la baleine bleue exterminée par les Japonais. En fait, la décennie écoulée a vu le retour du dodo, du moa, du mammouth, du pigeon voyageur et de la limace géante.
Quelques archives électroniques ont été perdues lors du Flash, mais il existe sûrement des copies quelque part… et les échantillons ne manquent pas.
Il pourrait tous les recréer. Et il resterait de la place pour les villes et les fermes… l’Éden multiplié par neuf. De l’espace en abondance, non seulement pour l’humanité mais aussi pour toutes les autres formes de vie.
Des troupeaux de bisons grands comme des comtés, des continents entiers de forêts vierges, des léopards des neiges sur les flancs du mont Olympus, des esturgeons blancs dans les fleuves d’Ishtar. Comment un aigle vole-t-il en faible gravité ? Nom de Dieu, il serait sans doute capable d’emporter un cerf dans les airs… sur les mondes les plus petits, il serait impossible de garder les prédateurs à l’écart de leurs proies.
Combien de temps ?
Il regrette presque de n’avoir plus de cœur, tant il aimerait l’entendre battre. Et il se rappelle qu’il a tout le temps d’accomplir cette tâche titanesque.
Voici la réponse. À peine un millénaire. Incrédule, il refait ses calculs… pour aboutir au même résultat. Une fois qu’on dispose d’engins capables de se dupliquer, d’une source d’énergie quasiment illimitée, on a littéralement tout ce que l’on désire.
Les conséquences lui donnent le vertige. Durant ce millier d’années, la population humaine pourrait sans peine être ramenée à un chiffre raisonnable – la durée de vie étant prolongée, inutile d’augmenter le taux de mortalité, ni de ralentir les progrès de la médecine… tout le monde pourrait devenir riche, tout le monde pourrait jouir du confort matériel…
Bon. Grâce à l’université du Kansas, qui a soigneusement archivé les images mentales enregistrées par son département de Psychologie comparée, il a une idée précise de la misère engendrée par la faim, le froid, la maladie et la peur. Supposons que, sur les neuf milliards de Terriens, un milliard et demi souffrent des effets de la malnutrition, que deux milliards et quart soient privés d’un logement adéquat, que trois milliards soient sur le point d’être atteints d’une grave maladie sans avoir les moyens de se faire soigner…
La peur est plus difficile à quantifier.
La quantité de souffrance inutile affligeant l’humanité dépasse sa compréhension. Dans un certain sens, il en est plutôt soulagé.
Le mot « inutile » refuse de lui sortir de l’esprit. Dans un millier d’années, toutes les maladies humaines pourraient n’être qu’un mauvais souvenir, encore présent dans son seul esprit. Et il y a tous ces autres rêves : les lions traquant les mustangs et les kangourous dans les plaines herbeuses d’Aphrodite ; les dauphins nageant dans la mer de la Tranquillité, plongeant de temps à autre pour observer le site du premier alunissage ; un grizzly émergeant des forêts de la Valle Marineris pour aller se désaltérer dans l’immense lac ; l’éclat rouge de Jupiter au-dessus des immenses océans et des îles flottantes d’Europe et de Ganymède.
Tout cela, plus une bonne santé, se dit Louie en riant sous cape. Eh bien, s’il décide de faire un tel don à ses semblables… cela excédera les termes de son contrat, mais il ne pense pas que leurs descendants s’en offusquent.
En fait, peut-être qu’ils râleront quand même, car cela fait sans doute partie de la nature humaine. Mais Louie ne peut rien y faire. Il n’est pas Dieu.
Pas tout à fait.
Pas encore.
Mary Ann a baptisé cette période « les jours du faux cyclone ». Clem est toujours là, évidemment, et on ne peut nier le phénomène lorsque Clem 500 traverse l’isthme de Tehuantepec, obligeant les réfugiés à se terrer durant deux interminables journées. Mais la peur qui les habite a diminué d’intensité ; leurs abris sont à la fois solides et spacieux. Ils passent leur temps à chanter, à jouer, à dormir, à raconter des histoires aux enfants… bref, ils ont l’impression d’être en vacances. Lorsque la crise est passée, ils sont tous en excellente forme ; les abris restent sur place afin de servir si nécessaire à d’autres réfugiés.
Si Mary Ann est un peu déprimée à cette idée, c’est parce qu’elle sous-entend que les cyclones vont persister.
Ils reprennent leur route une fois que la tempête s’est éloignée. Pendant ce temps, Clem entame son quatrième tour du Pacifique, s’acharnant sur les îles qu’il a déjà ravagées. Les pertes en vies humaines sont limitées ; les raz de marée que l’on signale ne frappent que des régions quasiment désertées.
Si Brittany Lynn Hardshaw vit mal cette période, c’est pour d’autres raisons. L’ennui, avec l’occupation militaire de ce que Harris Diem appelle une « cupiarchie » – un régime reposant uniquement sur l’appât du gain –, c’est que personne, ni les bons, ni les méchants, ni les tièdes, n’est disposé à accomplir les tâches de gouvernement. Pendant ce temps-là, les jeunes intellectuels et les critiques à temps partiel, désormais à l’abri des truands à la solde des « seigneurs du cash » – encore un terme forgé par Diem, et abondamment repris par les médias –, s’activent à mettre des bâtons dans les roues de l’autorité d’occupation.
Klieg pense pouvoir lancer un satellite dans deux ou trois mois, ce qui permettrait d’épargner l’hémisphère austral ; tous les météorologues s’accordent à dire que, vu la faible proportion de terres émergées au sud de l’équateur, et vu le différentiel thermique plus élevé résultant de la température des océans, les ravages causés par les cyclones seraient littéralement cataclysmiques.
En dépit de l’état d’urgence qui règne en Sibérie, un État désormais pratiquement administré par un proconsul américain, Hardshaw consacre le plus clair de son temps à visiter des camps de réfugiés américains. La côte ouest a vu déferler sur elle une telle quantité d’eau que les spécialistes ont recours à l’imagerie radar pour se faire une idée de son nouveau tracé. L’eau atteint vingt mètres de profondeur dans des fleuves déjà à sec du temps des pionniers, et les sierras ont reçu tellement de neige qu’on a assisté à la formation de glaciers sur leurs flancs.