Soixante-dix pour cent des habitants de la côte ouest ont pu être évacués, et ils sont dispersés dans les Rocheuses et dans les États du désert ; les précipitations qui ont frappé ces régions ont causé des inondations le plus souvent mortelles et, à en croire la NOAA, l’eau coulant des montagnes va bientôt remplir des lacs asséchés depuis l’âge glaciaire. Peut-être que cela permettra de conquérir de nouvelles terres… certaines personnes y travaillent déjà, à en croire ses informateurs.
Un soir, sous les yeux de Carla, Berlina Jameson succombe à la tentation et serre Naomi Cascade dans ses bras ; lorsque la jeune fille se blottit contre elle, Berlina déglutit, puis lui prend le menton dans sa main et l’embrasse à pleine bouche. Naomi lui rend son baiser au bout d’un long moment.
Reniflements voit sa parution repoussée de dix jours, la journaliste étant trop occupée à rattraper son retard d’affection. Tout en se déclarant foncièrement hétérosexuelle, Naomi est bien obligée d’admettre qu’elle aime Berlina. Cette réaction est tellement normale de la part d’une femme de son âge que Carla a de la peine à la réconcilier avec les opinions naguère exprimées par Naomi lors de sa période activiste.
Di Callare obtient un congé digne de ce nom et, quand il retourne chez lui, c’est pour y trouver sa famille prête à déménager dans l’appartement de Denver mis à sa disposition par ses supérieurs. Le gouvernement tout entier est censé se replier après le prochain passage de Clem. Il serait raisonnable de commencer le transfert le plus tôt possible, mais celui-ci est retardé pour de stupides questions de protocole et, par souci d’image de marque, les échelons les plus élevés sont supposés partir les derniers. Diem prend soin de s’arranger avec le gouvernement de Virginie-Occidentale ; à en croire Di Callare, Charleston est la ville la plus proche de Washington à avoir de grandes chances de survivre au cyclone, et elle ne se trouve qu’à quatre heures de route, quarante minutes de zipline et vingt minutes de staticoptère – en cas de crise, c’est là qu’il faudra se replier.
Le 25 août, Clem refait un nouveau passage sur Eniwetok, et les satellites signalent un jet d’écoulement très important, qui annonce la naissance d’un nouveau rejeton.
Le 23 août, Louie Tynan franchit l’orbite de Saturne, à 9,5 UA du Soleil ; il avait mis dix-neuf jours pour parcourir la première unité astronomique de son trajet, mais à mesure que le complexe industriel qui l’alimente en énergie a crû de façon exponentielle, son accélération n’a cessé d’augmenter… il faut dériver quatre fois la fonction représentant son mouvement pour parvenir à une fonction linéaire. Le genre d’équation qu’on rencontre dans l’étude des bombes atomiques, des colonies bactériennes, de la course aux armements et de l’inflation galopante.
Son esprit fonctionne désormais au rythme de vingt mille cinq cent quatre années-cerveau par jour, deux fois et demie le rythme qui était le sien lors de son départ de la Lune ; si un être humain normal souhaitait faire l’expérience qu’a vécue Louie durant les trente-quatre derniers jours, il lui faudrait pour cela trois cent mille ans d’existence.
À mesure qu’il poursuit sa route et que son esprit devient de plus en plus rapide, il passe de plus en plus de temps à réfléchir à la question de l’art, de la nature et du pourquoi – en d’autres termes : quel lien y a-t-il entre trois milliards d’années d’évolution, le David de Michel-Ange et l’admiration universelle dont il fait l’objet ? C’est là le problème le plus passionnant qui soit. Louie n’a jamais été ce qu’on appelle un artiste – voici comment il annotait le questionnaire trimestriel auquel le soumettait l’USSF : « Je ne sais ni dessiner, ni écrire, ni chanter, je refuse de danser et je siffle de façon passable à condition qu’on n’écoute pas trop attentivement. »
À présent, il regrette de ne pas s’être intéressé à l’art lorsque son cerveau était plus petit ; la tâche qu’il s’est donnée est titanesque et il ne veut pas la bâcler. Tout en s’enfonçant dans la nuit interplanétaire, il procède à quantité de simulations, s’intéresse à l’aspect critique des choses, multiplie les tentatives. Toutes les quatre heures environ, il crée un mouvement artistique de première importance, fondé sur un corpus de quarante à cinquante œuvres, plus des commentaires en quantité… le tout sous forme de simulation.
Deux jours plus tôt, il aurait éprouvé quelque difficulté à mener cette activité tout en interceptant les projectiles, en calculant sa trajectoire, et cetera. À présent, tout cela se fait de façon automatique.
Ce qu’il lui faut, c’est une autre perception artistique, et comme son cerveau approche de la complétude, il a l’idée de procéder à un changement ; il envoie une requête en ce sens aux petits malins. Dans quelques jours, au moment où il franchira l’orbite de Neptune et pénétrera dans les véritables ténèbres extérieures, il devrait recevoir des projectiles d’un genre nouveau.
La position des planètes dans le système solaire obéit à un principe empirique baptisé la loi de Bode ; considérez la suite de nombres [0, 3, 6, 12, 24…], ajoutez 4 à chacun de ses éléments, et vous obtiendrez la suite [4, 7, 10, 16, 28…], qui représente la distance des planètes par rapport au Soleil, l’unité astronomique étant fixée à 10. Cette suite est ce que l’on appelle une « progression géométrique ».
Il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour que les superordinateurs donnent un fondement théorique à la loi de Bode. Lorsque le système solaire s’est condensé à partir d’un tourbillon de matière, Jupiter a été la première planète à se former, et l’énorme attraction gravitationnelle qu’elle exerçait a accéléré la course des autres corps célestes autour du Soleil. Durant les quelques centaines de millions d’années qui ont suivi, le jeu des résonances entre orbites a vidé certaines d’entre elles, en a empli d’autres de débris cosmiques, et ces débris se sont alors agglutinés ou dispersés, donnant naissance aux autres planètes et à la ceinture d’astéroïdes séparées du Soleil par une distance multiple de la distance de Jupiter au Soleil – les carrés d’une suite simple divisés par treize, ce nombre étant le plus petit des entiers assurant la stabilité des résonances orbitales sur une période géologique.
En fait, le voyage de Louie, l’accroissement de son accélération, obéit lui aussi à une progression géométrique, et les deux sont étrangement parallèles – les orbites sont de plus en plus éloignées l’une de l’autre, mais il ne lui faut que trois jours pour franchir la distance séparant deux orbites consécutives. Par conséquent, il ne s’écoule que six jours entre sa « crise spirituelle » et le moment où arrivent les premiers projectiles d’un genre nouveau. Lorsqu’il les intercepte, c’est avec une certaine… eh bien, disons-le tout net : avec une certaine révérence. S’il était à leur place, il souhaiterait que la réception soit parfaite.
Ces projectiles sont en fait des copies des petits malins. Les versions simplifiées de lui-même qui travaillent dans les astéroïdes se sont recopiées sur des processeurs améliorés, incorporant au passage des données qu’il leur a transmises, et sont venues se joindre à lui. Il les absorbe à mesure qu’elles lui parviennent, et c’est à soixante-dix reprises qu’il éprouve le même souvenir : il rencontre un corps obscur dans l’espace glacial, s’étale sur son visage et s’enfouit dans son noyau (ou plutôt dans ses noyaux, car ce corps est multiple), et se retrouve transformé en usine spatiale.