Les petits malins ont bien cogité dans leur coin, et Louie-sur-la-Lune leur a enseigné plein de choses sans même consulter Louie-l’astronef. Il ne se sent nullement insulté ; au contraire, ces retrouvailles sont merveilleuses et chacun sonde avec enthousiasme les souvenirs des autres ; cette petite fête dure presque vingt-quatre heures, et l’orbite de Neptune est à une unité astronomique derrière lui/eux lorsqu’il/ils aborde(nt) – impossible de dire précisément à combien de Louie nous avons affaire – les tâches à accomplir dans le système solaire une fois que sera réglée la crise frappant la troisième planète.
C’est seulement durant la dernière heure de ces retrouvailles que la conversation redevient un monologue. Louie se sent à nouveau unifié, mais un peu esseulé.
Il s’est redistribué le long de sa procession, dont dix secondes de lumière séparent désormais la tête de la queue ; il a l’impression que son subconscient s’est enrichi, que ses émotions se sont diversifiées. Quel effet ça ferait d’être distribué sur la totalité du système solaire ? S’il créait des stations de liaison en orbite solaire, séparées l’une de l’autre par quelques secondes de lumière, depuis l’orbite de Mercure jusqu’à celle de Neptune…
Cela se fera un autre jour. Il aura besoin de pas mal de processeurs pour contrôler le réseau de stations qu’il a déjà prévu de créer… plusieurs milliers de Louie, établis dans autant de « gares spatiales » – imaginez un peu les clubs d’échecs qu’ils pourraient organiser. Décidément, la solitude de l’espace est bien pesante.
Les statisticiens le savent bien : pour battre un record absolu, il ne suffit pas d’être exceptionnel, il faut aussi se trouver au bon endroit au bon moment. Franklin Roosevelt était un maître ès campagnes électorales, mais un seul de ses adversaires était vraiment à la hauteur. Joe Louis et Muhammad Ali étaient de grands boxeurs, mais ils ont affronté quantité de tocards. Babe Ruth était un génie du base-ball, mais à son époque la balle était plus élastique, le terrain plus étroit et les adversaires moins évolués ; Hank Aaron, lui, avait affaire à des battes plus perfectionnées.
Clem 650, le cyclone dont le bilan se révèle le plus meurtrier, est certes l’un des plus puissants qu’ait engendrés Clem, mais il frappe au bon endroit et au bon moment. Il était impossible d’évacuer le Japon et, en dépit de leur parc de réplicateurs, les Japonais n’ont pas eu le temps matériel d’édifier assez de digues. Clem 650 tourne au nord-est de Honshu et ravage un corridor peuplé d’êtres humains condamnés à l’avance. Il en tue cinq cents millions en l’espace de neuf jours.
Le 26 août, il arrive au large de Yokohama, et le lendemain, bien que les autorités japonaises conservent un silence obstiné, on apprend grâce aux radars que Tokyo n’est plus qu’un champ de ruines.
Clem 650 fonce vers le sud, achève de submerger Honshu et Kyushu, envoie une marée de tempête sur les côtes de Chine et jusque dans le détroit de Formose.
En s’engageant dans le détroit, cette marée donne naissance à un courant si puissant qu’il arrache à la côte tous les ports situés entre Quanzhou et Zianjang – y compris Hongkong et Macao –, à la façon d’un jet d’eau fendant une plaque de neige. Les images en provenance de la Chine sont horribles : on voit des masses d’hommes et de femmes piétiner des montagnes de cadavres dans leur fuite éperdue.
Plus tard, lorsque les résidus de Clem 650 abordent le territoire chinois, engendrant quantité de tempêtes et de tornades, plusieurs millions de réfugiés sont surpris dans leur marche. Le 4 septembre, Clem 650 pénètre en Chine une dernière fois, poussant une masse d’air chaud et humide vers le plateau tibétain, une masse qui déclenchera des inondations catastrophiques sur les rives du Mékong, du Honshui et du fleuve Rouge.
L’administration est anéantie, l’armée dispersée, plusieurs millions de personnes disparaissent sans laisser de traces, et le gouvernement chinois perd toute emprise sur les territoires situés au sud du Yunnan ; en moins d’une semaine, des officiers se sont établis seigneurs de la guerre, et on assiste à un imbroglio de conflits, impénétrable pour tout étranger, dont les participants n’hésitent pas à utiliser l’arme nucléaire tactique. En comptant les victimes de la maladie, des inondations et de la guerre, le palmarès de Clem approche le milliard de vies humaines.
Un jour après avoir franchi l’orbite de Neptune, Louie Tynan entame la procédure de freinage. Il est à 36 UA de la Terre, sa vitesse atteint presque 5 UA par jour – il pourrait aller de la Terre au Soleil en un après-midi, de la Terre à Jupiter en une journée, alors qu’il a fallu des années aux premières sondes pour couvrir cette distance, le Bonne Chance l’ayant franchie quant à lui en un mois. Le moment est venu de ralentir.
Il n’a plus besoin ni de processeurs ni de composants, seulement de masse et d’énergie cinétique, et les petits malins ne lui envoient plus que des blocs de fer. Il leur imprime une accélération supplémentaire lorsqu’ils traversent le tunnel. L’énergie cinétique du système étant conservée, c’est l’astronef qui en perd une partie et ralentit tandis que les blocs de fer foncent vers les étoiles à une vitesse qui leur permettrait d’atteindre Alpha du Centaure en quatorze mille ans à peine – s’ils prenaient la direction voulue, bien entendu.
À 2 g, une semaine lui sera nécessaire pour atteindre le point de rendez-vous avec 2026RU ; l’astronef sera alors à 56 UA du Soleil, doublant la distance qu’il a déjà couverte en moins d’un cinquième du temps qu’il lui a fallu pour cela. Ça va faire une sacrée course, et heureusement pour lui qu’il ne se soucie plus d’être l’homme le plus rapide ayant vécu, car on ne peut pas dire qu’il soit vraiment vivant. Pas précisément.
Les ondes radio émises par la Terre mettent quatre heures à lui parvenir, ce qui veut dire que ses communications avec Carla souffrent d’un délai de huit heures ; l’évolution de son cerveau massivement parallèle est telle que cette durée correspond à cinq mille vingt et un ans pour un être humain normal.
Une comparaison qui ne signifie pas grand-chose pour lui. Il préfère se concevoir comme un groupe de deux cents personnes faisant l’expérience mentale de vingt-cinq années et des poussières d’échangés télépathiques.
Il s’efforce de comprendre le cataclysme causé par Clem 650, mais ne peut y parvenir. Chacune des victimes était un individu, tout comme moi, ou Carla, ou mes parents, ou mes amis, se dit-il ; il y avait dans le lot des poètes et des mécanos, des médecins et des clochards, des ivrognes, des saints, et cetera. Les enfants sont morts en appelant leurs parents, les parents en cherchant vainement leurs enfants, certains sont morts en silence, tantôt sur le coup, tantôt après plusieurs heures d’agonie. Tous ces cadavres… on en trouvera au fond de la mer de Chine pendant encore un millier d’années.
Son esprit arrive à appréhender ce concept, mais cela lui fait trop de peine et il a trop de travail.
S’il disposait encore de ses yeux, le Soleil lui apparaîtrait désormais comme une étoile brillante plutôt que comme un disque ; mais les récepteurs disposés sur les deux millions de kilomètres de sa caravane lui permettent de percevoir toute l’étendue du spectre électromagnétique. Il distingue les astéroïdes, la Terre et ses continents, et il lui suffirait d’un petit effort pour apercevoir Clem. Mais il n’a aucune raison de le faire.
Il pensait que le naturel reviendrait au galop et que l’envie de partir pour les étoiles le saisirait en cet instant, même s’il n’a jamais eu l’intention d’abandonner la Terre à son sort. Peut-être que l’optimisation l’a altéré d’une façon indéfinie.