Non, il a tout son temps devant lui, voilà tout. Un de ces jours, il ira faire un tour vers Alpha du Centaure, c’est entendu. Peut-être sèmera-t-il des copies de lui-même dans toute la galaxie. Les immortels peuvent se permettre d’être patients ; s’il en a envie, il peut éprouver tous les plaisirs possibles et imaginables. Bon sang, s’il souhaite redevenir un être de chair, il lui suffit de faire pousser un corps et d’y télécharger une partie de son esprit – il a pris soin d’enregistrer son génome.
Si l’homme a toujours eu envie de voir ce qu’il y avait derrière l’horizon, c’est en partie parce qu’il redoutait que personne ne le voie, parce qu’il craignait de se retrouver au cimetière avant d’avoir pris la route.
La semaine de décélération est des plus agréables. La poussée de 2 g ne représente qu’une moyenne – la décélération ne se produit que chaque fois qu’un nouveau bloc de quatre-vingts tonnes ressort du tunnel. Les barres d’acier le traversent en une minuscule fraction de seconde car elles ont reçu, depuis leur point de lancement, l’impulsion d’éclairs de laser, qui ont vaporisé quatre-vingt-dix pour cent de leur masse initiale et propulsé les quatre-vingts tonnes restantes à une vitesse frisant les 8 UA par jour (soit un peu plus de cinquante millions de kilomètres à l’heure). Louie ne cesse de ralentir l’allure, mais il subit toutes les deux minutes une accélération de 1 000 g.
Imaginez que vous vous déplacez en skateboard sur l’autoroute, à environ 80 km/h ; pour décélérer, vous utilisez une perche pour repousser les voitures qui vous dépassent. En dépit de sa vitesse et de ses capacités mentales, Louie trouve cet exercice plus passionnant que la haute voltige aérienne, un peu comme s’il devait attraper les javelots que lui lancent tous les membres d’un régiment. Le Bonne Chance réceptionne plus de quatre cents blocs de fer par jour, et ce nombre augmente à mesure que sa vitesse diminue.
Et plus l’astronef ralentit, plus la vitesse relative des blocs de fer augmente, et par conséquent la manœuvre est de plus en plus délicate. De temps à autre, un bloc de fer lui échappe, le plus souvent parce que sa trajectoire n’a pas été assez bien calculée ; chaque fois que cela se produit, il tance vertement le petit malin responsable ; bientôt, le système solaire est parcouru d’échanges radio où les rires se mêlent aux insultes bon enfant.
Sur Terre, on dirait que les choses se calment. Après avoir engendré le dernier en date de ses rejetons meurtriers, Clem s’égare dans le Pacifique nord et semble ralentir sa progression, décrire une course de plus en plus erratique, hésitant entre le nord et le sud et dessinant à l’occasion une boucle. Entre le 28 août, jour où il frôle le Japon, et le 6 septembre, où il va piétiner le cadavre de Hawaii, il produit de gigantesques vagues, fascine les météorologues, développe entre un et huit jets d’écoulement… mais ne détruit pas grand-chose, en partie parce qu’il foule les lieux de ses précédents crimes. Louie est informé de la situation avec plusieurs heures de retard et pousse un soupir de soulagement – ce genre de répit est toujours bon à prendre.
Le 6 septembre, alors qu’il se trouve à 56,23 UA du Soleil (mais sa trajectoire n’était pas rectiligne et il a parcouru en fait 70 UA), Louie place la partie principale du Bonne Chance en orbite autour de 2026RU. La Première Expédition martienne lui avait permis de battre un record de distance franchie dans l’espace, et il a désormais fait trente-six fois mieux. La mort l’a décidément conduit à battre bien des records.
Comme le lui ont confirmé les sondes qu’il a envoyées en avant-garde, 2026RU est une boule de glace de mille deux cent soixante kilomètres de diamètre, avec un noyau de fer et de roche d’environ cent trente kilomètres de diamètre et de gros nodules de chondrite, de méthane, d’ammoniac et d’azote à l’état solide, ainsi que divers métaux et quelques amas rocheux.
Ça lui rappelle les boules de neige qu’il se confectionnait étant enfant : des cailloux, des boulons et de la glace bien dure, le tout enrobé de neige molle pour tromper l’adversaire.
Les deux cents premiers projectiles sont déjà en orbite ou sur la surface, et les robots s’activent déjà sur celle-ci, courant dans tous les sens ou creusant en quête du noyau. En moins de quatre heures, les premiers chargements de métal commencent à alimenter les usines affamées ; il y en a pour une bonne semaine, et Louie n’aura pas le temps de s’ennuyer.
Le 9 septembre tombe un samedi et tout marche si bien que Louie se demande s’il ne devrait pas s’accorder un petit congé. Clem s’acharne toujours sur les ruines de Hawaii, et l’île d’Oahu subit de telles déferlantes qu’il ne reste plus des immeubles de Honolulu que les traces de leurs fondations. Mais le pire a déjà été accompli, il ne reste plus personne à tuer, plus rien à démolir.
Et dans les ténèbres extérieures, les réplicateurs, les robots et les usines automatisées tournent à plein régime, de sorte qu’au bout de deux jours à peine la majeure partie du noyau de la comète a été reconvertie en une forêt de tuyaux, de tours, de rampes et de rambardes. 2026RU va devenir la comète la plus solide jamais bâtie. Mais aucune comète n’a eu à subir des accélérations de 3 ou 4 g, et de telles poussées seront nécessaires lors de l’approche de la Terre.
Initialement, Louie comptait lancer les premiers « frisbees de glace », puis – en grimpant le long d’une nouvelle colonne de barres de fer – les rattraper afin de diriger leur course. S’il échouait dans cette tâche, Louie-sur-la-Lune prendrait le relais. Mais c’était avant que n’éclate la Seconde Émeute globale, avant qu’il ne décide de renoncer à sa chair pour arriver plus vite à destination ; désormais, toute sa cargaison va devoir voyager avec la même poussée que lui.
Il a donc décidé d’emporter la comète tout entière, moins les éléments reconvertis en carburant. Cela nécessite des préparatifs qui lui prennent une journée : construire les moteurs et les réacteurs à fusion, renforcer la structure de la comète à l’aide d’une charpente de fer… mais cela fait, il est en mesure de rallier la Terre en quelques jours plutôt qu’en quelques mois.
Le lendemain, sa grosse boule de glace est ornée d’un côté par une forêt de tours hautes de vingt kilomètres, le reste de sa surface étant recouvert de radiateurs, d’immenses plaques sous lesquelles circulent les fluides destinés à refroidir les cent chambres à fusion nichées à la base des tours.
Il va se débarrasser de quarante pour cent de la masse de 2026RU et d’une bonne partie de celle du Bonne Chance. Comme il aura besoin de glace en orbite terrestre, et comme les autres produits volatils vont lui servir de réfrigérants et de fluides, il décide de jeter tout ce qui est inutile – il lui reste sur les bras un bon pourcentage du noyau, et il ne conserve du Bonne Chance que ses processeurs, ses robots et ses systèmes énergétiques.
Il se demande ce que Goddard, von Braun, Verne ou Heinlein auraient pensé d’un astronef taillé dans la glace et propulsé au plasma de fer. Sans doute auraient-ils applaudi sa construction – c’est un astronef, après tout.
L’heure H approche et, curieusement, il n’est pas impatient de repartir. Sans doute ne reviendra-t-il pas ici avant longtemps… mais le temps ne signifie plus grand-chose pour lui…
Ce n’est même pas une question de curiosité – il laisse plusieurs relais sur place, et deux ou trois petits malins ont lancé des sondes sur des orbites lointaines, qui les conduiront à 1 200 UA du Soleil, pour voir s’il n’y a rien d’intéressant à glaner dans l’espace profond. Il aura tout le loisir de s’y intéresser.