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Le concept de foyer est très relatif dans l’esprit de Berlina. Pour commencer, c’est une Afropéenne ; Alfred Jameson était un GI noir, identifié grâce à son ADN, qui a monnayé le privilège de ne jamais la voir. Sa mère était une prostituée allemande. Les premiers souvenirs de Berlina sont ceux d’une école pour enfants afropéens abandonnés, où les bonnes sœurs l’appelaient « Frances Jameson » tandis que les manifestants massés devant les grilles se contentaient de la traiter de « négresse ».

À l’époque, la situation des métis en Europe était déjà difficile, et elle était censée apprendre l’anglais puis être évacuée vers les USA dès qu’elle aurait atteint l’âge requis. Elle s’est évadée à treize ans, fuyant l’école sombre et humide et la cruelle Bavière pour aller vivre à Berlin, sale, glacée et libre.

À dix-neuf ans, elle avait pris le nom de la ville qu’elle aimait tant, mais c’était un geste pour la forme. La Berlin qu’elle connaissait avait disparu, ses rues étaient envahies de soldats venus d’ailleurs, dont la mission était d’assurer la consolidation et la « purification culturelle » de l’Europe. Elle s’était baptisée Berlina en remplissant un formulaire à bord du staticoptère qui l’emportait vers l’USS George Bush, durant la toute dernière semaine de l’Expulsion.

Avant que le parti Uno Euro ne remporte les élections et ne réécrive la Constitution européenne, Berlin était un lieu empli d’anachronismes où tout le monde rejetait les idées neuves, ce qui représentait le seul point commun entre tous les mouvements artistiques en présence, des protonihilistes aux préélecteurs. Elle s’était prise de passion pour les infos lorsqu’elle avait confectionné un sampler pour un groupe de danseurs qui faisaient leur numéro sur fond d’extraits de vieux reportages accommodés à la sauce drum tout en glapissant les messages que leur transmettait la XV.

Lorsque l’Édit de 2022 a expulsé tous les Afropéens, la plupart d’entre eux se sont retrouvés en Amérique du Nord, ce qui lui a donné l’impression de retourner au pays de son père. Depuis lors, elle est passée d’un boulot à l’autre, subissant sans arrêt des discours similaires à celui de Candice.

Berlin lui manque plus que jamais. Elle a vécu dans quatre États américains et deux Provinces pacificanadiennes…

Le Ma, le Ny, le Wa,

Le Bic, le Nid, le Pa,

Et puis l’Az, et puis l’Ab,

… comme elle aime à le chantonner. Sans doute n’ira-t-elle plus nulle part, car elle ne trouve pas de rime à Ab.

Alors que la petite voiture gravit la route en lacet conduisant à Banff, une subite tempête de neige printanière se déverse sur le pare-brise, puis disparaît dans la nuit. Heureusement qu’elle n’a pas à se soucier d’une sortie de route. Elle allume la XV, en quête d’un reporter vraiment neutre qu’elle ne trouvera jamais ; l’espace d’un instant d’horreur, sa main s’arrête sur Passionet et elle se retrouve dans le crâne de Synthi Venture. Elle est blottie entre les bras robustes de Quaz, le chevalier servant du moment, au sein du blizzard qui souffle sur Point Barrow, et se prépare à rentrer pour faire l’amour devant la cheminée avant de retourner auprès de Rock (l’autre sommet de son triangle amoureux) qui doit lui donner un petit cours de météorologie.

Le plus horrible, se dit Berlina en zappant sur Extraponet qui a envoyé un reporter survoler l’océan Arctique à bord d’un appareil de l’ONU, c’est que tout le monde se fiche que Synthi ait lu son script à l’avance ; les gens veulent savoir ce qui va se passer ensuite, ils aiment que Synthi se raconte ses expériences avant de les vivre.

L’avion transportant le reporter d’Extraponet arrive au-dessus d’une fissure. Devant lui, une colonne de gaz enflammé se dresse vers le ciel sur une hauteur de plusieurs kilomètres. Effet facile, se dit Berlina avec un rictus. Si l’avion vole à basse altitude, c’est uniquement pour faire frissonner les branchés.

L’appareil vire de bord pour éviter les flammes. Le reporter se trouve dans une bulle à l’avant, et le pilote ne lui a pas dit grand-chose. Tandis qu’ils tournent autour de la colonne de feu, dont l’éclat pare la banquise de jaune, d’ambre et d’or, elle obtient les informations qu’elle recherchait : cette opération ne va pas résoudre la crise et tout le monde le sait.

À en juger par ses pensées, le reporter est spécialisé dans les problèmes d’environnement, et Berlina le remercie mentalement des données qu’il lui fournit : un effet de serre plus grave qu’on ne l’aurait cru, l’importance de l’équinoxe de printemps, la teneur plutôt circonspecte des réactions de New York et de Washington, une situation vraiment critique…

La XV donne vraiment l’impression d’être sur place, concède-t-elle, ainsi que celle de disposer de connaissances supplémentaires, mais elle a quand même la sensation de souffrir d’amnésie et de subir un lavage de cerveau destiné à modeler son opinion.

Elle éteint la XV, ôte son casque, ses lunettes et ses gants. Les flocons de neige commencent à luire, ce qui signifie que le soleil point au-dessus des Rocheuses. Mais en temps normal, elle ne se coucherait que dans trois heures, et elle aura encore le temps de faire ses bagages ; elle dormira sur la route, ce qui lui permettra de récupérer pendant que l’Alaska Highway défilera sous ses roues à une vitesse de trois cents kilomètres à l’heure.

— Peu importe, dit-elle. Quand j’aurai rappelé au public ce que c’est que de vraies infos, la XV sera aussi morte que les journaux sur papier ou les crieurs publics.

Synthi, tu n’es plus branchée sur la réalité, se dit Mary Ann Waterhouse. On l’a enfin autorisée à sortir du net pour prendre un peu de repos, à ne plus capter les frissons de Synthi dans sa fiche, et bien qu’elle souffre d’une migraine carabinée, bien que son corps soit fourbu et moulu, elle est si soulagée de disposer de ces dix heures de répit que ses joues sont baignées de larmes.

Mary Ann s’efforce toujours de se rappeler qu’elle n’a pas changé, qu’on a seulement modelé son corps pour attiser l’envie de la plupart des femmes (et le désir de la majorité des hommes), qu’elle dispose d’un compte bancaire faramineux et d’une personnalité parasitaire, mais il lui suffit de se regarder dans la glace pour ne plus se reconnaître.

Elle était déjà bien fichue – les têtes se retournaient sur son passage – avant qu’on la dote de ces seins de fantasme, avant qu’on décore son cul de galbes impossibles, avant qu’on dégraisse ses jambes à coups de micro-ondes, avant qu’on aplatisse son ventre grâce à une gaine de plastique sous-cutanée.

Sans parler des injections mensuelles qui font virer ses cheveux du blond paille au rouge feu.

— J’étais tout simplement mignonne, dit-elle à haute voix. Et je me trouvais belle.

Et merde. Voilà qu’elle pleurniche encore. Ça fait deux ou trois mois que ça dure, chaque fois qu’elle se débranche, et il lui faut une bonne heure pour se calmer ; elle est sûre que ce n’est pas normal. Son temps de repos est précieux. Elle n’a pas envie de le gaspiller ainsi.

Elle n’a personne à qui se confier. C’est une fille unique, son père a disparu quand elle avait six ans, sa mère est morte, et elle était sans petit copain depuis trois mois le jour où Passionet l’a engagée et a créé Synthi.

Personne à qui se confier excepté Karen, avec qui elle bossait au Service de traitement des données. Quand Mary Ann a été sélectionnée après son audition, elles se sont juré de rester amies, et elles se sont bien débrouillées jusqu’ici, si l’on considère qu’elle pourrait acheter chaque mois l’immeuble de Karen sans écorner son budget, et que Karen lui a avoué, après bien des hésitations, qu’elle passait tout son temps libre dans la tête de Synthi. Mais il n’est que six heures du matin à Chicago et Karen doit aller au bureau (elles ont envisagé de travailler ensemble, Mary Ann engageant Karen comme secrétaire particulière, mais toutes deux ont eu assez de bon sens pour comprendre que cela aurait sonné le glas de leur amitié, voire de la personnalité de Karen).