Il peut sembler stupide de chercher à approfondir cette sensation, mais sa configuration mentale est infiniment plus complexe que par le passé. Il fouille ses souvenirs, ceux qu’il a hérités des petits malins, explore la littérature psychanalytique. Il est décidément étrange qu’il se souvienne des émotions et en éprouve encore.
Peut-être que les choses ont changé depuis qu’il s’est assemblé sur 2026RU : les délais de réponse ont disparu et ne peuvent plus faire office de système « glandulaire » artificiel. Mais ses sentiments sont plus forts que jamais, délai ou pas délai ; l’hystérésis suffit à les expliquer.
La solution ne s’offre à lui qu’après une longue introspection. Parmi les matériaux bruts qui vont être affectés à la poussée se trouve ce qui reste de son corps. Il l’a déjà délesté de son eau et de divers composants organiques, de sorte qu’il n’en subsiste plus qu’une image momifiée de lui-même, empilée avec les autres débris.
Il le considère avec attention ; on dirait une statue jivaro, sans aucune ressemblance avec ce qu’il était. Mais il fut un temps… soudain, il se rend compte que son corps va sans doute lui manquer bien plus qu’il ne l’aurait cru.
Enfin, il faut sauver la Terre, terraformer les planètes du système solaire, et le voyage qu’il vient de faire compense amplement ce sacrifice. Mais il n’a pas le cœur à se débarrasser de sa carcasse comme si ce n’était qu’un vulgaire poids mort. Quelques instants lui suffisent pour construire un cercueil et y glisser son cadavre.
Il s’occupe de lui en priorité ; la fusion d’une pastille d’He-3 est lancée par un laser, le plasma en expansion est comprimé, élongé, soumis à une forte accélération dans la tour centrale, un autre laser réchauffe le plasma qui s’élève en tourbillonnant à travers le tube… et son corps quitte le système solaire sous la forme d’un gigantesque geyser d’ions se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière. Quelques-uns d’entre eux seront sans doute captés par une étoile ; la plupart capteront des électrons libres, perdront de leur énergie et deviendront des atomes dérivant dans la galaxie.
Ce furent de belles funérailles. Et maintenant qu’il se sent mieux, au boulot ! Le temps presse.
Il compte tout d’abord foncer droit sur le Soleil beaucoup plus vite qu’il n’y arriverait en comptant sur sa seule attraction. Ensuite, il en fera le tour, accumulant de la chaleur à l’intérieur de l’orbite de Mercure, sa trajectoire adoptant une orbite rétrograde (dans le sens inverse de celles des planètes), de façon que la gravité de Mercure lui permette de ralentir ; Vénus le freinera encore un peu plus… bref, il ralliera la Terre en trois semaines. Un nouveau bond de géant pour l’humanité – le système solaire est en voie d’industrialisation, Louie utilise à présent plus des deux tiers de la capacité informatique du système solaire, et Louie-sur-la-Lune ne cesse de faire des progrès…
Le monde n’est plus ce qu’il était… ce qui lui convient parfaitement, car il n’est plus le Louie qu’il était. Et le nouveau monde le passionne davantage que l’ancien.
Les moteurs à fusion tournent à plein régime et, toutes les secondes, plusieurs tonnes de fer vaporisé sont expulsées par les cent tours – cinquante fois plus hautes que le World Trade Center – à une vitesse proche de celle de la lumière. Un improbable observateur ne manquerait pas de s’extasier sur ce sillage long de cent cinquante mille kilomètres, mais il n’aurait pas intérêt à s’attarder sur la surface de 2026RU – l’accélération subie par la comète est suffisamment forte pour compenser sa gravité ; toute personne se tenant près des tours tomberait dans le vide ; toute personne se tenant sur la face opposée serait engloutie dans la neige. Les robots-tracteurs, encore occupés à placer les dispositifs isolants et réfléchissants, restent parfois bloqués sur place en dépit de leurs larges chenilles.
Le 19 septembre, lorsqu’il franchit à nouveau l’orbite de Neptune – la « vraie » frontière du système solaire, Pluton et Charon n’étant de toute évidence que des cométoïdes capturées par l’astre, des cousines de 2026RU mais bien plus grosses –, il y a toutes sortes de débris coincés dans la glace, et il se rappelle que l’eau à l’état solide, comme le verre et certaines roches, est en fait un fluide aux mouvements fort lents – sous l’effet de l’accélération de 2,3 g qui lui est imposée, 2026RU s’est mise à goutter comme une crème glacée laissée au soleil, l’obligeant à ancrer ses tours et à renforcer la charpente de l’ensemble. Mais comme le noyau de fer se déplace à l’intérieur de la sphère de glace, il s’est rapproché desdites tours et de l’usine de manufacture que Louie fait tourner grâce à leur déperdition énergétique.
Quelques heures plus tard, il procède à la manœuvre de retournement de 2026RU et entame la décélération. La vitesse qu’il a acquise va l’obliger à « utiliser le frein moteur » pendant le reste du trajet s’il ne veut pas échapper à l’attraction du Soleil.
À ce moment-là, la chance est en train de tourner pour la Terre.
Entre la baie de San Francisco et la ville d’Ensenada, en Basse-Californie, il reste si peu d’immeubles encore debout et si peu d’habitants encore présents que les gouvernements américain et mexicain n’accordent aucune attention au nouveau passage de Clem dans cette zone. Les médias font de même. Bien plus au sud, Mary Ann et Jesse sont presque arrivés à Oaxaca, et ça intéresse davantage le public.
Les averses sont si violentes que le Colorado déborde de son lit, le Grand Canyon subissant une forte montée des eaux, et grâce aux marées de tempête, la mer de Salton se fond dans le golfe de Californie.
Randy Householder suit les infos avec une certaine fascination. Il est bien obligé d’admettre que c’est un événement de premier ordre. En outre, l’inondation qui a ravagé Boise, ajoutée aux autres désastres, a sans doute retardé les flics lancés sur ses traces. Il a tout le temps pour piéger Harris Diem.
L’ennui, c’est qu’un proche conseiller du Président des États-Unis représente un gibier difficile à dénicher.
Pour tuer le temps, Randy se branche souvent sur Synthi Venture, bien au chaud dans sa bagnole. C’est une femme formidable, et son jeune copain est un brave type.
Il se demande si Kimbie Dee lui aurait ressemblé. Probablement, décide-t-il. Elles sortent du même moule. Deux belles filles décidées à se sortir de la mouise.
Soupir. Il aimerait bien enfiler les lunettes et les gants pour enrichir son expérience. Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas vécu dans un monde plein d’amour, d’espoir et de courage. Mais il a besoin de ses yeux et de ses oreilles.
Diem rentrera chez lui tôt ou tard. Tous ces salauds ont le même réflexe ; leur installation se trouve chez eux. Randy a réussi à bavarder avec la femme de ménage, qui lui a assuré que Diem ne recevait jamais personne la nuit… et ça fait quatre jours qu’il n’est pas rentré. Stressé, obligé de rester en poste à son bureau, il doit mourir d’envie de succomber à ses perversions.
Quand il sera rentré, la suite ne posera pas de problèmes. Il foncera sur son installation – Randy a bien étudié ces monstres et connaît leurs habitudes. Et tant qu’il sera branché, il sera impuissant.
Un Self-Defender est rangé dans la boîte à gants. Il alertera la police, et c’est exactement ce que souhaite Randy ; tuer Diem est un bon début, mais exposer sa turpitude au grand jour… eh bien, ce n’est que justice. Kimbie Dee mérite bien ça.
Synthi Venture – ou Mary Ann, peu importe – escalade une colline et une partie du cerveau de Randy s’emplit du chaud soleil mexicain et d’une foule de braves gens sur la route conduisant au salut. C’est si beau, si paisible ; pourquoi les gens ne peuvent-il pas devenir accros à ça ?