Randy Householder s’assied pour attendre les flics. Il a sans doute déclenché un signal d’alarme en entrant, et il a utilisé un Self-Defender à l’intérieur de la maison d’un conseiller du Président ; ça devrait attirer l’attention sur lui.
Il vient de décapsuler une bouteille de jus d’orange lorsque la porte s’ouvre, mais les hommes qui franchissent le seuil portent des passe-montagne. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, son corps est criblé de balles ; il s’effondre sur le sol, les tripes en feu, et avant de sombrer dans les ténèbres, il entend des détonations et… oui, une grenade qui explose. On dirait que la guerre est déclarée, comme si quelqu’un comme lui pouvait déclencher une guerre.
La zipline file vers la Caroline du Nord, et Di lève les yeux de son livre pour réfléchir à la suite des événements. La plupart de leurs meubles ont été transportés dans l’Ouest, mais Lori et les gamins sont restés dans la maison presque vide. Lori s’est montrée peu raisonnable – elle refuse de partir sans lui –, et Di a eu une petite idée… il va les embarquer dans une zipline en partance pour l’Ouest en leur laissant croire jusqu’au dernier moment qu’il va les accompagner. Il ne pense pas que Lori courra le risque de ramener les enfants dans une zone déclarée dangereuse.
Mais ça ne va pas être facile. Di n’est pas du genre à mentir à sa femme. D’un autre côté, il ne tient pas à ce qu’elle meure, et c’est le sort qui l’attend si elle reste.
Flic, mineur, pompier, marine… autant de professions où l’épouse doit se préparer à ne pas voir son mari rentrer à la maison. Les météorologues n’étaient pas censés s’ajouter à cette liste. Pas plus que les hauts fonctionnaires.
Lori est belle, talentueuse, intelligente, et elle sait se débrouiller en cas de crise. Mais elle n’arrive pas à comprendre que Di puisse éprouver de la loyauté envers autre chose que sa famille. Son sens moral s’arrête aux portes de sa maison.
Qu’est donc devenu le monde pour que cela puisse être considéré comme un défaut ?
Un appel de Carla vient interrompre le fil de ses pensées. Elle lui apporte de précieuses informations. Clem est pourvu d’un jet d’écoulement qui se tend tel un tentacule vers le golfe du Mexique du côté de la baie de Campeche, par-dessus l’isthme de Tehuantepec. Un nouveau rejeton va naître d’un moment à l’autre – Clem commence déjà à s’éloigner de la côte – et se déplacer vers une zone de basse pression.
La température de l’eau dans cette zone dépasse tout juste les 38o C – elle est plus chaude qu’un corps humain. Di pense que cela suffira à faire franchir le mur du son au cyclone, et Carla en est persuadée.
Plus question pour lui de déserter son poste.
Di ne répond à aucun appel durant le reste du trajet. Une fois chez lui, il trouve sa famille qui l’attend et, tout en chargeant la voiture, il explique en hâte la situation à Lori.
— Nous devons filer dans les montagnes, de préférence les Rocheuses.
Tout le monde embarque ; Nahum se met à renifler, Mark prend un air morose, mais ils tiennent bon étant donné les circonstances. Un quart d’heure pour arriver à la gare de la zipline. Dix minutes pour acheter les billets. Une demi-heure d’attente au maximum, et ils seront tirés d’affaire…
Huit minutes plus tard, ils sont bloqués dans une interminable file de véhicules à l’arrêt. Nahum sanglote, Mark geint, et Lori se tord les mains.
— Que s’est-il passé, à ton avis ? demande-t-elle.
— Je n’en sais rien, mais… de nos jours, grâce aux datarats qui pullulent un peu partout, rien ne reste secret très longtemps. Quand j’ai été informé de la crise, une centaine de personnes devaient être au courant… mais c’était il y a une demi-heure. Mark, tiens-toi tranquille, s’il te plaît, je suis en train de discuter avec ta mère.
— Viens t’asseoir sur mes genoux, mon chéri, et toi, Nahum, tu peux aller sur ceux de papa.
Lori se retourne pour aider les enfants à passer à l’avant.
L’embouteillage est parti pour durer deux heures au bas mot. Selon toute probabilité, le parking de la gare est déjà complet et les nouveaux arrivants doivent être déroutés et ensuite acheminés par bus. Deux heures ou plutôt trois.
L’endroit est extrêmement mal choisi pour affronter un cyclone, se dit Di, qui manque éclater de rire ; le cyclone en question est à peine en train de se former, à trois mille kilomètres de là. Paniquons, d’accord, mais sans excès.
Une fois que les gamins se sont installés, il explique :
— Ce qui s’est passé à mon avis, c’est qu’il y a eu des fuites un peu partout, puis les téléphones ont fonctionné en cascade… et voilà[9]. Tout le monde a foncé vers la gare la plus proche. (Soupir.) Je pense qu’on pourra partir, mais il va falloir être patient. Tiens, j’ai commencé Massacre en jaune. Il est meilleur que les deux précédents, à mon avis, mais tu as mis la pédale douce sur le gore.
— Conséquence de la maternité. Une fois qu’on a accouché, il est difficile de glorifier la souffrance, et quand on a pansé une trentaine de petits bobos, les plaies béantes offrent beaucoup moins d’intérêt.
— Maman, je pourrai lire tes livres quand je serai plus grand ? demande Mark.
Comme d’habitude, ils lui répondent par l’affirmative et lui répètent qu’il n’est pas encore assez grand.
Le téléphone sonne et Di décroche.
— Allô ?
— Bonjour, docteur Callare. Ici le président Hardshaw. Désolée de vous déranger, mais nous avons besoin de vos conseils, et comme l’embouteillage où vous êtes coincé ne sera pas résorbé avant quatre heures, je pense que vous pouvez nous consacrer quelques minutes. C’est votre fils que j’aperçois ?
— C’est ce que m’affirme Lori, dit-il en souriant, ce qui lui vaut un coup de coude de l’intéressée. Je vous présente Nahum. Nahum, je te présente le président des États-Unis.
Nahum se blottit contre son père et enfouit son visage dans ses mains.
— Je fais cet effet à pas mal de gens, dit le Président. Nous allons vous mettre en contact avec Carla. L’œil du cyclone s’est formé et il se déplace vers le nord sur des eaux plutôt chaudes.
Di ne peut s’empêcher de siffler.
— C’est plus grave que prévu. Okay, allez-y.
Il attrape son ordinateur, règle l’écran du téléphone de façon à pouvoir superposer des graphes aux images de ses correspondants, puis entre dans le système. Nahum s’installe confortablement sur ses genoux.
— Quel gamin adorable, dit Carla en apparaissant sur l’écran. Di met quelques instants à se rendre compte qu’il s’agit en fait d’une image de synthèse. Elle passe tellement de temps sur le net qu’elle ne souhaite sans doute pas leur imposer le spectacle de son visage bouffi de sommeil.
Carla fait tourner la simulation et lui communique les estimations de divers paramètres.
— Que faisons-nous à présent ? demande-t-il une fois qu’elle a fini.
— Eh bien, si nous sommes disposés à croire Louie, il faut espérer qu’il va arriver vite. À part ça, nous ne pouvons rien faire. Si nous informons la population, ça ne fera qu’aggraver la panique. Autant leur laisser la surprise.
— Cette ligne n’est pas sûre.
— Je sais. Mais ceux qui nous écoutent auront au moins une chance de s’en sortir. Malheureusement, il n’y a plus aucun espoir pour toute la région au sud de Gainesville.
— Quand atteindrons-nous le point critique ?
— Dans quarante minutes au moins, une heure au plus.