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Un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, des hommes et des femmes interrompent leur fuite pour compatir avec Synthi Venture.

La naissance de Clem 900 entraîne la mort de plusieurs millions de personnes. En moins de quelques heures, une marée de tempête déferle sur la Floride. Ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu fuir sont engloutis par une succession de vagues hautes de plusieurs dizaines de mètres ; les mangroves qui maintenaient la terre en place cèdent l’une après l’autre, le béton se fissure, l’acier plie et se rompt, et toute la surface de la péninsule sombre telle une avalanche sur le plateau continental. Le processus se répète à plusieurs reprises ; le matin venu, il ne restera presque plus de terre.

Des vents de 150 km/h ou plus ravagent le continent jusqu’à Memphis, détruisant les villes comme les forêts.

Le courant tourbillonnant induit par la tempête se répand sur toute l’étendue du golfe, dévorant la paroisse de Plaquemines en Louisiane, creusant un chenal reliant le lac Pontchartrain à la mer et rongeant la côte de Brownsville à Panama City. Lorsque le soleil se lèvera, il éclairera un golfe du Mexique bien plus vaste et bien plus ouvert.

Les îles des Antilles sont presque totalement submergées, et des pans entiers se détachent de leur masse. Il n’en restera plus que du sable, de la roche et des gravats… mais seulement une fois que la tempête sera passée. Pour l’instant, elles ne représentent que de pauvres obstacles sur lesquels s’acharnent les éléments déchaînés.

Mais tout cela n’est rien comparé aux effets des jets d’écoulement de ce nouvel ouragan. Celui-ci absorbe l’eau de mer tel un gigantesque aspirateur, accroissant la quantité d’énergie où il puise sa force, et, en l’espace de neuf heures, il déverse plus de deux cent cinquante mille tonnes d’eau par kilomètre carré – l’équivalent de vingt-cinq centimètres d’eau de pluie – sur l’est des États-Unis ; puis il change soudain de direction et traverse l’Atlantique en un éclair pour s’attaquer à l’Europe – trois jours plus tard, on assistera à des ondées d’eau salée jusque dans le Kazakhstan.

Le Mississippi se retrouve aussi large que le lac Érié ; la James River emporte vers l’océan toute la ville de Richmond, et les ruines du monument de Washington se retrouvent englouties sous vingt mètres d’eau.

À Georgetown, les débris encore fumants du domicile de Harris Diem sont emportés par le courant. Comme on n’avait pas encore évacué le cadavre calciné de Randy Householder, ce qui reste de lui file vers l’Atlantique en même temps que le dernier souvenir de sa fille violée et assassinée.

Même dans ses rêves les plus fous, Diem n’avait pas osé espérer que ses turpitudes puissent demeurer ignorées. Mais quatorze ans après sa mort misérable, c’est comme si Kimbie Dee Householder n’avait jamais existé.

Karen s’en veut toujours de céder à cette tentation, mais voilà que ça la reprend… elle se demande ce que Mary Ann ferait à sa place. Décidément, la vie est une drôle de loterie… les cheveux de Karen ne supportaient pas bien les injections, ses hanches étaient un tout petit peu trop larges, si bien que Passionet ne l’a pas sélectionnée.

Résultat : pendant que Synthi Venture se prélasse au soleil du Mexique avec un garçon beau comme un dieu, Karen est coincée dans la tour de la chaîne Dance – l’immeuble le plus haut des États-Unis, si vaste que Herald Square lui sert de patio – et contemple cette fourmilière agitée qu’est devenue l’île de Manhattan.

L’averse d’eau salée est si violente que le technicien d’entretien a détourné les gouttières sur le tout-à-l’égout. Comme il l’a expliqué aux occupants, le bâtiment – qui rend quatre-vingts étages au World Trade Center – est trop grand pour que la pesanteur suffise à y assurer l’écoulement des eaux, si bien que chacun de ses niveaux est muni d’une pompe. La plupart des deux cent cinquante mille personnes qui y travaillent étant absentes, il a pu se débrouiller pour que la pluie qui s’accumulait sur le toit et les terrasses soit canalisée jusqu’aux sous-sols, où elle est alors évacuée vers les égouts.

La chaîne Dance n’occupait que les quinze étages supérieurs et, en dépit de ses structures renforcées, l’immeuble oscillait tellement par vent fort que le studio du Toit du monde était le plus souvent inutilisable.

Karen a eu la chance de se voir attribuer un des microstudios – lire « placard à balais » – du bâtiment et, comme elle travaillait au 81e étage, elle effectuait ses trajets boulot-dodo en ascenseur. Elle n’a nulle part où aller, et le concierge de l’immeuble – un type costaud du nom de Johnny Wendt – a déclaré aux occupants qu’ils seraient plus en sécurité dedans que dehors. Ils sont un bon millier, répartis entre les 40e et 50e étages, assez haut pour ne pas être noyés et – avec un peu de pot – assez bas pour ne pas être emportés par le vent.

Ce n’est pas terrible, mais c’est mieux que d’être dehors par les temps qui courent. Les rues grouillent de piétons et d’automobilistes et, pour autant que l’on puisse en juger étant donné la faible visibilité, aucun d’eux ne semble en mesure de fuir où que ce soit. Johnny a placé des panneaux pour inviter les gens à se réfugier dans l’immeuble – il y a encore de la place dans les cafétérias, dans les boutiques et dans les trois hôtels –, mais les gens semblent pressés de quitter la ville, à moins qu’ils ne se méfient d’un immeuble aussi haut.

— Les imbéciles, dit une voix derrière elle.

Elle se retourne et aperçoit Johnny dans le couloir, la chemise trempée et le bleu de travail plus sale que d’ordinaire.

— Au moins mes gars n’ont pas cédé à la panique, poursuit-il. Ils savent que ce bâtiment est aussi stable qu’une petite montagne. Si ces crétins acceptaient de nous rejoindre, je suis sûr qu’on pourrait en sauver au moins dix mille.

Il considère Karen quelques instants, puis dit :

— APDP. Quatre-vingt-unième étage. Troisième bureau à droite.

— Exact, dit Karen en baissant les yeux.

Ces temps-ci, elle se sent tout intimidée quand quelqu’un la remarque ; elle a bien changé depuis qu’elle passait des auditions et fréquentait des acteurs. Peut-être en mal…

— Je suppose que vous êtes assez intelligente pour vous écarter des fenêtres si le vent fait des siennes, mais nous pouvons supporter jusqu’à trente beauforts et la tempête n’est pas censée arriver jusqu’ici. Le danger, c’est la Hudson River.

Il y a déjà trente centimètres d’eau dans les rues et Karen ne peut s’empêcher de frissonner.

— Est-ce que le bâtiment tiendra le coup ?

— Il faudra bien. J’ai une chaîne musique-vidéo toute neuve chez moi et je n’ai pas fini de la payer. Le fabricant serait furieux s’il lui arrivait quelque chose.

Si elle laisse échapper un rire, ce n’est pas parce que cette remarque est comique mais parce que Johnny est un brave homme qui essaie de la rassurer. Il fait quelques pas vers elle et considère la rue à son tour.

— Regardez-les. Ils n’ont donc aucune jugeote ? Jamais ils n’auront le temps de sortir de l’île. La marée de tempête est déjà en train de remonter le fleuve.

— L’eau va beaucoup monter ?

— De trente mètres environ. C’est ce que les gars de la météo appellent un ordre de grandeur. Comptez entre trois et trois cents mètres.

— Et nous ne pouvons rien faire ?

— Considérez-vous comme des passagers à bord d’un navire, répond Johnny. Je me demande si les rues sont suffisamment dégagées pour que… merde.