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Elle suit son regard et aperçoit quelque chose en direction de Times Square : une muraille d’eau et une foule en fuite. Personne ne peut rien faire ; Johnny décroche son téléphone et dit à ses gars de quitter les étages inférieurs, et Karen voit la gigantesque vague gris-noir monter jusqu’au troisième niveau, emportant sur son passage des silhouettes humaines qui s’agitent désespérément. Elle sent le bâtiment vibrer lorsque la vague l’enveloppe.

— Suzette ? Est-ce que la porte a tenu ? demande Johnny. Okay, il n’y a plus personne ? Faites l’appel !

Suit une longue pause.

— Parfait, dit-il. Appliquez le plan. Inutile d’attendre plus longtemps – personne ne viendra plus nous rejoindre.

— Euh… de quel plan parlez-vous ? demande Karen.

— Hein ?

Elle a parlé si bas qu’il ne l’a pas entendue. Un fleuve torrentiel coule à présent dans la rue ; les lueurs de la tour de la chaîne Dance éclairent les eaux tumultueuses qui ont envahi Broadway.

— De quel plan s’agit-il ? Simple curiosité.

— Un instant…

Il colle l’oreille à son téléphone, émet plusieurs murmures approbateurs, puis pousse un soupir.

— Ça y est, c’est bon. Voici mon plan : nous allons lester les étages inférieurs avec l’eau recueillie sur le toit et les terrasses. Le bâtiment contiendra de l’eau sur une hauteur de trente mètres. Avec un peu de chance, cela compensera la pression extérieure et diminuera les risques d’effondrement.

— Mais ça va causer des dégâts, non ?

— Si l’immeuble s’effondrait, les dégâts seraient sûrement plus graves.

Il la gratifie de son plus beau sourire, et elle lui sourit à son tour. Comment a-t-elle fait pour devenir aussi timide ? De toute évidence, il a envie de mieux la connaître, et c’est un type sympa.

Le téléphone portable de Karen se met à sonner et elle le décroche.

— Mary Ann !

— Oui, je profite de ma pause pour venir aux nouvelles. Tu as réussi à sortir de Manhattan ?

— Non, mais ne t’inquiète pas, je suis en sécurité. Il n’y a plus aucun lieu sûr sur toute la côte est, mais je me trouve dans un building qui devrait tenir le coup.

— C’est déjà ça. Prends soin de toi.

— Toi aussi.

Elles bavardent un moment ; Mary Ann a bien changé depuis qu’elle est devenue Synthi Venture et que sa carrière a décollé, mais jamais elle n’a attrapé la grosse tête. Elles n’ont pas grand-chose à se dire – et pourtant, pense Karen, il est possible que cette conversation soit la dernière, ce que Mary Ann s’abstient soigneusement de souligner –, mais ni l’une ni l’autre n’apprécient les effusions.

Lorsqu’elle raccroche au bout de quelques minutes, elle s’aperçoit que Johnny n’a pas bougé et qu’il la regarde d’un air contrit.

— Je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter et… euh… j’ai aussi vu votre écran, et… euh…

— Mary Ann Waterhouse travaillait dans la même pièce que moi. Nous allions ensemble passer des auditions à l’époque où je rêvais de faire carrière à Broadway, dit Karen non sans fierté. Je la connaissais bien avant qu’elle ne devienne Synthi Venture.

Johnny hoche la tête, visiblement impressionné, et c’est désormais lui qui semble intimidé.

Elle se tourne vers la fenêtre et ajoute :

— Aujourd’hui, il faudrait être sous-marinier pour espérer faire carrière à Broadway.

Et c’est au tour de Johnny d’avoir un petit rire nerveux. Ils passent un long moment à observer la montée des eaux, qui finissent par atteindre le huitième étage ; ils ne peuvent rien faire excepté attendre. L’immeuble est parfaitement autonome et personne n’a besoin en ce moment d’une opératrice en saisie de données.

Puis quelqu’un attire leur attention sur ce qui est en train de se passer du côté du centre-ville, et ils changent de pièce pour mieux observer les événements. Des buildings hauts de quarante étages s’effondrent dans les eaux bouillonnantes, mais le World Trade Center est toujours debout.

Ils mangent un morceau aux aurores ; l’eau continue de monter, mais à un rythme moins élevé, et ils décident d’aller se coucher – Karen regrette un peu que ce ne soit pas dans le même studio – et s’endorment paisiblement.

Inutile de s’inquiéter ; elle a tout son temps. Ce n’est que dix jours plus tard, le 3 octobre, que l’eau aura suffisamment baissé pour qu’ils puissent sortir de l’immeuble après avoir dégagé les gravats devant sa porte. À cette date, plusieurs millions de New-Yorkais auront péri et le monde aura subi de profonds changements, mais Johnny et Karen n’auront été affectés que par une pénurie de soda, de mayonnaise et de beurre de cacahouète.

Le père Joseph a exhorté les fidèles à fuir, mais ils sont persuadés que l’église va tenir le coup une seconde fois. L’ambiance est étrangement familière – même lieu, mêmes occupants, mêmes cierges, mêmes odeurs –, mais le vent est nettement plus violent. Il se demande si l’édifice est de taille à résister à un cyclone.

Ce qui le trouble le plus, c’est qu’il a été incapable de dire à ces malheureux qu’ils devaient leur survie à la chance plutôt qu’à un miracle. Nombreuses sont les églises qui ont dû être englouties.

Il se demande ce qu’il doit leur dire à présent. L’eau ne cesse de baisser dans l’embouchure de la Shannon River et, à en croire la TSF, le cyclone qui a dévasté les États-Unis se dirige droit sur eux. Il n’a plus de nouvelles de ses cousins de Boston… On dit que la plupart des villes de cette région ont été englouties, que la Floride a été rayée de la carte…

On entend un grondement sourd, comme si un train fonçait sur l’église, et les gens se blottissent les uns contre les autres. Le père Joseph a à peine le temps de les inciter à la prière que la marée de tempête – dont les vagues sont deux fois plus hautes que la plus haute des montagnes irlandaises – les écrase aussi soudainement qu’un pied d’homme écrase un cafard, réduisant en poussière l’église et les fidèles. La mer recouvre la totalité de l’île à une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure ; par la suite, elle frappera la Grande-Bretagne avec une telle violence qu’un torrent large de trente kilomètres remontera la Mersey et la Trent, puis elle ira effacer le Zuiderzee de la carte de l’Europe et, arrivée en bout de course, elle aura encore assez de force pour engloutir Saint-Pétersbourg sous dix mètres d’eau.

Les nœuds de communication s’effondrent et les paquets de données sont déroutés dans le système global ; à l’instar des rongeurs auxquels on les compare parfois, les datarats quittent les navires qui coulent et se copient là où ils le peuvent, utilisant les canaux satellite ou fibrop. Petit à petit, ils se retrouvent, se fondent les uns dans les autres, partent en quête de leurs congénères – on assiste à de brèves retrouvailles, puis, comme ils ont besoin de nouvelles données pour déterminer leurs actes, ils reprennent leur fusion et leur quête incessante…

Carla Tynan se réveille et cherche sa fiche à tâtons. Elle se sent désorientée et décide de sortir du net pour un temps… processeurs et souvenirs reviennent en ligne, elle se sent un peu mieux, mais elle a besoin de manger et de faire un peu d’exercice, ça fait si longtemps que…

Elle se rappelle ce qui lui est arrivé et se met à hurler. Elle cherche son corps, lance plusieurs milliers de sondes par seconde, sans succès. Elle part en quête d’informations et découvre les rapports de la police de Honoria, les images de son cadavre sanguinolent dans la chambre d’hôtel.

Le sort que Louie s’est choisi lui a été imposé. Elle cherche à le contacter grâce aux antennes spatiales – il n’est plus qu’à deux heures de lumière de distance. Mais vu la vitesse à laquelle elle vit dans le net, plusieurs siècles s’écouleront pour elle avant qu’elle ne puisse entendre sa voix, avant qu’elle ne puisse pleurer sur son épaule virtuelle.