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Le 22 septembre, alors que Clem lance un jet d’écoulement dans la baie de Campeche et engendre un nouveau cyclone, Louie Tynan franchit l’orbite de Saturne. Il lui est impossible d’enrayer la catastrophe qui se déroule sur la Terre ; Louie-sur-la-Lune lui transmet en permanence des données TV, XV ou autres. Il est partout à la fois et subit tout ce que subissent ses semblables.

Sa connaissance de l’histoire humaine est telle qu’il est consterné sans être choqué. Il estime qu’un milliard de personnes vont périr dans la semaine à venir.

Il se déplace toujours à une vitesse de 5 UA par jour et ne se trouve plus qu’à 9,5 UA du Soleil. La trajectoire optimale est bel et bien la suivante : foncer vers le Soleil en freinant, en faire le tour, puis ralentir en utilisant la gravité de Mercure, de Vénus et du Soleil.

Mais il ne cesse de refaire ses calculs.

Il se demande pourquoi il est autant attaché à la Terre. Quand il avait encore des pieds, il n’était pourtant guère impatient de les y reposer. En fait, il n’a jamais vraiment apprécié ses semblables. Et voilà qu’il se précipite à leur secours.

Peut-être qu’il est dans la nature d’un système comme lui de préserver le modèle originel, tout simplement. Voilà qui lui fournit un sujet de réflexion pendant qu’il s’active à expulser un jet de plasma devant lui, à évaluer les contraintes de ses structures et à espérer que son astronef ne va pas craquer. Il a calculé au plus juste et, en dépit de la vitesse de ses réactions et de ses capacités d’analyse, peut-être a-t-il eu tort.

Que se passerait-il si 2026RU venait à céder sous les contraintes auxquelles elle est soumise ? Dans ce cas de figure, quelques fragments porteurs de ses microprocesseurs s’abîmeraient dans le Soleil, promis à une désintégration certaine, tandis que d’autres, après avoir frôlé l’astre, adopteraient une orbite hyperbolique qui les conduirait hors du système solaire ; au bout de quelques dizaines de milliers d’années, quelques-uns d’entre eux finiraient par échouer dans un autre système stellaire, mais la majorité ne feraient qu’errer pour l’éternité dans le vide interstellaire, aux confins de la galaxie.

Deux ou trois de ces fragments parmi les plus importants seraient susceptibles de conserver un semblant de conscience, ainsi qu’un nombre suffisant de réplicateurs pour réparer les dégâts… de sorte qu’une partie de lui-même pourrait regagner le système solaire au bout d’un siècle environ. En supposant que ces fragments privilégiés n’aient pas été avalés par le Soleil, et comme Louie a avant tout une formation de pilote, il sait que la seule loi universelle est celle de Murphy. Louie-sur-la-Lune et les petits malins seraient parfaitement capables de capturer une autre comète – les connaissances qu’ils ont acquises leur permettraient de capturer Pluton et Charon, si nécessaire –, mais il leur faudrait des mois pour y parvenir et, comme il ne cesse de se le répéter toutes les millisecondes, le temps presse.

Il poursuit sa tâche mais ne cesse de refaire ses calculs. Pour s’amuser un peu, il relit L’Éneide et procède à une étude statistique : existe-t-il un fondement empirique à la loi de Murphy ? Éliminons toutes les batailles de l’histoire, car le malheur d’un camp fait le bonheur de l’autre. Idem pour les élections. Ibidem pour la découverte de divers peuples aborigènes, qui n’a pas souvent été un facteur positif dans leur évolution. Considérons la Condition faible de Pareto, un principe énoncé par le sociologue et économiste Vilfredo Pareto et affirmant que toute chose utile à tout le monde et nuisible à personne doit être concrétisée.

Hum. Définissez « tout le monde » et « personne ». Ce premier terme inclut-il les singes et les dauphins, dont certains sont plus intelligents que des attardés mentaux ? Ou encore les chiens, dont l’empathie est plus développée que celle de bien des hommes, ou les chats, qui sont nettement plus courtois ?

Et quant à ce qui n’est nuisible à personne… quel est le point de vue d’un cheval sur la domestication ?

Mais on ne saurait dire que la roche et la glace ont un point de vue. Comme Louie a décidé de transformer le système solaire en un lieu nettement plus vivable – et comme toute vie a un point de vue –, peut-être que son action va représenter la plus extraordinaire violation à la loi de Murphy. En outre, il est sans doute le processeur d’information et d’énergie le plus évolué que l’histoire ait jamais connu. Peut-être que grâce à lui l’humanité va porter un coup décisif à l’entropie.

Autant dire qu’il est sur le point d’infirmer la loi de Murphy. (Ses efforts lui ont permis d’établir que celle-ci ne repose sur aucune base statistique. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à croire en elle.) Il espère seulement que Murphy n’est pas au courant. Murphy est plutôt du genre rancunier.

Le 25 septembre, alors qu’il approche l’orbite de Mars, il se branche sur toutes les transmissions XV que lui envoie Louie-sur-la-Lune, aidé par deux petits malins. Et se laisse aller à la vanité ; lorsque le Soleil se couche dans l’hémisphère Sud, il apparaît aux yeux des habitants comme une gigantesque comète pourvue de deux queues, la première pointée vers le Soleil, la seconde – formée par les réfrigérants et l’évaporation superficielle – dans la direction inverse, de sorte qu’elle occupe une bonne moitié du ciel.

Il apprécie tout particulièrement les émissions de L’Âge de l’innocence, une chaîne XV australienne qui diffuse les impressions de jeunes enfants du monde entier (bien nourris et aimés de leurs parents). Lorsqu’il se glisse dans l’esprit d’Alice Zulu, une Sud-Africaine de sept ans, et contemple la comète qui semble vouloir effleurer le soleil mourant tandis que sa queue pointe vers le zénith… c’est une expérience irremplaçable.

Le 26, il effleure effectivement le Soleil et des hurlements semblent monter de tous les éléments de sa structure. Il est trop proche de l’astre pour pouvoir communiquer avec Louie-sur-la-Lune ou avec les petits malins, et de toute façon il n’en aurait pas le temps. Le chaos règne à la surface de 2026RU et, sous l’effet conjugué de l’attraction solaire et des éruptions d’eau et de gaz, il arrive qu’une tour à plasma s’effondre sans prévenir, ce qui le prive d’une partie de sa poussée et lui flanque une frousse de tous les diables. Il a l’impression de sentir la pression insoutenable qui s’exerce sur toutes les parties de sa structure à mesure que la masse de glace se meut et s’altère ; le halo du Soleil aveugle tous ses instruments de mesure en surface et l’astre étincelant, quatre fois plus large que lorsqu’il est vu de la Terre, déverse son énergie dans l’enveloppe de gaz émise par la comète. Au moins ce halo détourne-t-il les rayons lumineux de la glace.

Il passe des heures à réparer les éléments défaillants de son système. Plusieurs robots s’abîment dans des crevasses, ou se retrouvent broyés dans des tunnels. Une banque de processeurs placée trop près de la surface est brusquement anéantie, lui procurant une sensation impossible à distinguer de la souffrance. Il perd toutes les informations relatives à sa configuration physique ; il ignore désormais où se trouvent les éléments qui le constituent, il lui est impossible de mettre en relation sa topologie de communication (le réseau formé par ses éléments en ligne les uns avec les autres) et sa constitution physique, ce qui l’empêche de déplacer sa conscience vers des processeurs sûrs ; il ne peut qu’espérer que son esprit va continuer à fonctionner.