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Le Soleil est énorme, sa gravité puissante. Louie met presque une journée à en faire le tour, puis s’en éloigne en ralentissant pour regagner la fraîcheur de l’espace. Mercure passe près de lui en un éclair, orientant sa trajectoire vers Vénus et le freinant sur son orbite rétrograde. L’espace d’un instant, la minuscule planète est engloutie par le halo gigantesque de la comète, qui prend le chemin de Vénus le 28 septembre. La deuxième planète, bien plus grosse et pourvue d’une dense atmosphère, apparaît à ses senseurs comme une boule incandescente. Sa vitesse est telle qu’il la dépasse en un éclair, mais il sent son attraction s’exercer sur lui. Il a passé les dernières heures à réparer la majeure partie des dégâts, a retrouvé ses éléments et les a reconnectés, transférant les plus mal en point vers les usines pour les recycler.

Il va réussir. Incroyable mais vrai. Il fonce vers le système Terre-Lune, frôle l’une et l’autre (quelle joie d’être en communication quasi instantanée avec Louie-sur-la-Lune), une ultime poussée de ses engins… et Louie s’immobilise au point L-4.

Ce point n’a aucune existence matérielle ; il s’agit d’un des cinq points dits « de Lagrange », où la gravité de la Terre et celle de la Lune s’associent pour stabiliser un corps en orbite. L-4 se situe sur l’orbite de la Lune, au-devant de celle-ci dans sa course, au sommet d’un triangle équilatéral dont la base joindrait le centre de gravité de la Terre à celui de la Lune ; il est donc à égale distance des deux astres.

Mais le halo d’une comète s’étend bien au-delà de sa tête glacée ; lorsque Louie s’immobilise, ce halo, n’étant plus balayé par la course de la comète, continue à augmenter de volume, jusqu’à ce que ce volume dépasse celui de la Terre, sa densité restant inférieure à celle de la stratosphère. Sur Terre, là où le ciel est dégagé, 2026RU (terme physique) ou Louie (terme spirituel) est plus brillant qu’une pleine lune et au moins sept fois plus gros.

Il aimerait prendre le temps de s’admirer, mais quelques heures s’écouleront avant que la petite Alice puisse le voir, et ce sont ses yeux qu’il souhaite emprunter. En attendant, ses tracteurs et ses usines se lancent dans une production intensive ; les « frisbees de glace » doivent s’envoler le plus vite possible.

Lorsque Carla est entrée en contact avec eux après son réveil, les informaticiens de la NSA ont failli oublier leurs ordres d’évacuation. Pour la seconde fois, une personnalité survivait dans le net après la destruction de son organisme. Mais ils n’ont plus besoin de son exemple pour accorder foi aux affirmations de Louie : la présence de la comète dans le ciel a suffi à les convaincre.

Repliés au centre de l’Amérique du Nord, les agents de la NSA s’efforcent désespérément d’enregistrer cet événement sans précédent que sont les retrouvailles de Louie et de Carla. Leurs communications monopolisent toutes les fréquences disponibles, et il faut se féliciter que deux milliards de personnes ne puissent plus se mettre en ligne, car Louie et Carla semblent occuper quatre-vingt-dix pour cent de l’espace électronique disponible.

Pour quelle raison s’intéressent-ils aux archives des centres antipollution de la Bolivie… aux taux de change pratiqués par la Banque de France durant les deux derniers siècles… à la mise en corrélation des résultats électoraux du Nevada et des derniers recensements effectués dans cet État… voilà qui est inexplicable, mais ils assimilent toutes ces données, et bien d’autres encore. Carla n’a mis que trois secondes pour s’introduire dans les archives du ministère de la Défense, section Ingénierie génétique, pour copier la cartographie ADN de toutes les espèces qui y étaient cataloguées et pour transmettre ces copies à Louie.

Quels que soient leurs buts, il est difficile de leur résister. Ni la NSA à Denver ni le président Hardshaw à Charleston n’ont les moyens de s’opposer à eux, mais on tient en outre à ce que Louie accomplisse sa mission initiale.

Les images satellite confirment qu’il s’est mis au travail. Un gigantesque disque de glace incandescent, dix fois plus large que la vieille station Constitution, jaillit du halo de la comète, traînant derrière lui un sillage de vapeur. Sa masse envahit la totalité de l’écran, occulte celle de la Terre, puis plonge vers les eaux bouillonnantes du Pacifique.

Son éclat vire à l’orangé ; puis à l’écarlate ; puis le disque disparaît lentement au-dessus du globe, et on voit fleurir un bouquet de nuages.

Louie vient de faire tomber la nuit au-dessus du Pacifique, comme prévu.

Le terminateur se trouve à présent le long de la cordillère des Andes, le soleil va bientôt se coucher au-dessus de l’Amérique du Nord, de sorte que la nuit tombera sur le Pacifique dans cinq heures environ. En attendant, Louie lance ses frisbees de glace à la cadence de dix par heure, et ils tombent en spirale depuis 2026RU, qui se trouve à présent à la même longitude que Le Cap, zébrant l’atmosphère de cristaux de glace au-dessus de l’océan.

Le téléphone sonne dans la superbe maison qui domine la mer ; il est fort tard et le docteur Nathan Zulu se préparait à se coucher après avoir passé plusieurs heures à corriger des dissertations.

— Bonsoir, docteur Zulu.

— Qui est à l’appareil ?

L’écran du téléphone reste noir. Puis il y apparaît une image de synthèse plutôt grossière.

— Je m’appelle Louie Tynan…

— Oui !

Nathan Zulu se demande s’il est en train de rêver.

— J’ai un service à vous demander ; pouvez-vous prier Alice de mettre sa fiche et de sortir dans la cour disons… dans un quart d’heure ?

Comme le veut l’absurde logique des rêves, il fait remarquer à son correspondant qu’Alice est déjà couchée et endormie, mais Louie Tynan lui promet que ce ne sera pas long, et puis, pour une fois…

Tout en espérant qu’il va se réveiller, il va chercher sa fille, lui fait mettre sa fiche et, vêtue de son pyjama et de son peignoir, elle descend dans la cour avec lui et contemple les rouleaux de Saint Helena Bay. L’éclat de 2026RU est comparable à celui du Soleil et c’est à peine si l’on distingue quelques étoiles dans le ciel.

Alice reste muette – elle dort à moitié – et il est de plus en plus convaincu qu’il est en train de rêver…

Une barre lumineuse apparaît dans le ciel à l’ouest, telle une épaisse ligne blanche. Durant les deux minutes qui suivent, elle s’allonge et s’élargit, puis son extrémité se recourbe. Alors qu’elle effleure l’horizon, elle vire à l’orange vif, puis se teinte d’un éclat incandescent, laissant derrière elle un long sillage blanc, telle la plus fabuleuse des étoiles filantes.

Il sent Alice raffermir l’étreinte de sa main sur la sienne ; elle ouvre des yeux immenses tandis que l’étrange objet descend des cieux.

Quelques minutes plus tard, cet objet est devenu un ovale flamboyant, dix fois plus gros qu’une pleine lune… et soudain, il explose en une profusion d’étoiles filantes. Alors que les dernières achèvent de s’estomper, on entend un grondement dans le ciel.

Le téléphone portable de Nathan Zulu se met à sonner. Il le décroche et découvre à nouveau Louie Tynan.

— Pourrais-je parler à Alice, docteur Zulu ?

Il tend l’appareil à sa fille et entend Louie lui demander :

— Ça t’a plu ?

— C’était totalement plat, monsieur, répond-elle.

— Ça veut dire que c’était beau, précise Nathan en se penchant sur l’épaule de sa fille.

Louie éclate de rire.

— Me voilà soulagé. Je tenais à ce que tu voies ceci, Alice. Je suis un fan de L’Âge de l’innocence.