Ses yeux s’éclaircissent, et elle se retrouve en train de marcher aux côtés de Jesse. En temps normal, avant la venue de Clem, la route qu’elle foule aurait été classée comme modérément difficile, mais elle ressemble à présent à un sentier bourbeux. La voie d’accès à Monte Albán est en fait plutôt étroite et mal entretenue. Hardshaw perçoit un vague souvenir dans l’esprit de Mary Ann, qui a visité les lieux alors qu’elle débutait dans la XV, la cité d’un blanc immaculé vue depuis le flanc de la montagne. Le spectacle était splendide, évoquant un joyau niché dans un écrin vert, et peut-être le redeviendra-t-il un jour.
Pour l’instant, la visibilité atteint péniblement les quarante mètres.
— Ici le Président, Jesse, dit-elle par la bouche de Mary Ann, et elle sent un milliard de personnes suspendues à ses lèvres.
— Bonjour, dit le jeune homme. Je crois qu’on ne va pas tarder à arriver. Louie Tynan vient de se brancher sur Mary Ann pour discuter avec moi ; apparemment, Carla et lui ont préparé quelque chose là-haut, c’est pour ça qu’ils nous ont demandé d’y conduire les réfugiés. Je ne sais pas comment il a fait, mais la pluie est moins forte depuis deux ou trois minutes, et il m’affirme que le ciel sera dégagé à notre arrivée mais que ça ne durera pas longtemps. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils mijotent.
— Moi non plus. Vous voulez parler de Louie et Carla ?
— Oui.
— Espérons que nous leur sommes sympathiques ; à eux deux, ils peuvent faire ce qu’ils veulent de cette planète. Comment se passe la marche ?
— Eh bien, nous avons perdu une partie de nos effectifs, les gens qui voulaient se trouver un abri à Oaxaca, mais nous avons été rejoints par ceux qui avaient déjà un refuge ou avaient perdu tout espoir. D’après les estimations que l’on m’a données, nous sommes environ une centaine de milliers. Il nous faudra environ quatre heures pour arriver à Monte Albán. Ensuite, Dieu seul sait ce qui va se passer.
— Rassurez-vous, Jesse. Personne ne vous a demandé de diriger cette opération. Mais tenez-moi au courant le plus souvent possible.
Ils discutent encore quelques minutes ; apparemment, la colonne a doublé de taille à Oaxaca, car nombre de gens venus des vallées environnantes attendaient son arrivée et souhaitaient en grossir les rangs. La ville a bien supporté les intempéries – sa situation géographique lui en a épargné le plus gros. Ce que Jesse a pu voir des vieux quartiers lui a paru pittoresque ; le Zócalo était intact et n’attendait que le soleil – promis par Louie et Carla – pour resplendir de toute sa beauté. Hardshaw perçoit un nouveau souvenir de Mary Ann : elle est assise dans le square de bon matin, la peau chauffée par le soleil et par le vent, les yeux fixés sur les grilles ouvragées du kiosque qui se détache tel un spectre blanc sur un fond de bleu outremer ; quand elle en aura le loisir, se dit-elle, peut-être qu’elle ira faire un tour là-bas pour réchauffer ses vieux os.
Elle espère qu’aucun des branchés n’a perçu cette idée, car elle n’aimerait pas se retrouver en train de bronzer avec plusieurs millions d’individus.
— Jesse, ajoute-t-elle, si vous voulez bien informer les gens… la capitale provisoire des États-Unis est désormais Charleston, Virginie-Occidentale. Dès que nous disposerons des moyens de transport adéquats, nous nous établirons plus au nord et à l’ouest, sans doute à Pierre, dans le Dakota du Nord, qui dispose de l’infrastructure nécessaire et ne semble pas trop endommagée. Pour ceux d’entre vous qui sont inquiets à ce sujet, tout ce que je peux vous dire, c’est que nous commençons à peine à recevoir des rapports du reste des USA et du reste de la planète. Les images satellite montrent qu’une partie substantielle de la Floride a été engloutie, mais nous n’avons que des informations incomplètes en provenance du nord de cet État. Le Saint-Laurent a envahi la vallée de la Mohawk – du moins nous a-t-on signalé que la Mohawk River coulait désormais à l’envers – et son cours a rejoint celui de la Hudson River. L’île de Manhattan est toujours là, mais l’eau arrive au quatrième étage des immeubles qui sont encore debout.
» La Californie et la côte ouest doivent être considérées comme anéanties jusqu’au niveau des Sierras. Sans doute y a-t-il plusieurs millions de survivants dans cette zone, les gouverneurs de la région sont en train d’aménager des postes d’accueil sur les autoroutes, et j’espère qu’ils pourront organiser des opérations de secours dans un avenir proche. En attendant, si vous vous trouvez dans cette zone, veuillez rester où vous êtes tant que vous n’aurez pas déniché un moyen de transport fiable, et dirigez-vous alors vers l’est. Après avoir franchi les montagnes, vous trouverez tôt ou tard un toit et de la nourriture.
» Je tiens également à avertir toute nation ou toute force hostile que les États-Unis ne renoncent en aucune manière à leurs territoires, et que nous nous opposerons par la force à toute tentative de pénétration armée desdits territoires.
» Quant au reste du monde… je vous souhaite bon courage et, en ce qui me concerne, je compte accomplir la tâche qui m’a été confiée jusqu’à ce que je sois relevée de mes fonctions par les autorités compétentes. Bonne nuit et bon courage.
Elle sent Mary Ann réagir à son discours de façon positive ; apparemment, elle a trouvé les mots qu’il fallait.
Elle discute quelques instants avec Jesse pendant que l’immense colonne gravit la route en lacet vers Monte Albán. La pluie est agréablement tiède et de plus en plus douce ; elle sait qu’elle a mille choses à faire, mais elle apprécie de se retrouver dans ce corps jeune et sain, en train de marcher dans un pays exotique et de se demander ce que pensent les gens qui l’entourent. Mais elle sent que Mary Ann commence à être agacée par sa présence, ce qui n’a rien d’étonnant – c’est sa vie, après tout. Brittany Lynn Hardshaw lui transmet donc ses remerciements, pousse un soupir intérieur, puis retourne au sein de la tempête qui règne sur Charleston.
Les marines sont sur le point de l’emporter ; les rues sont toujours inondées, mais les torrents sont désormais canalisés, leur eau coule vers les faubourgs et les sacs de sable tiennent le coup. Durant les minutes qui viennent de s’écouler, nombre de rapports sont venus confirmer ce que tout le monde espérait : la ville de Charleston va survivre, et avec elle le gouvernement fédéral. Le contact a été rétabli avec plusieurs centaines d’agences et de bureaux, ainsi qu’avec la moitié des bases militaires.
Hardshaw se lève en gémissant, accepte avec reconnaissance une tasse de café, avec modestie les applaudissements qui saluent son discours. En termes de superficie et de population, la nation qu’elle dirige aujourd’hui n’a rien à envier à celle que dirigeait Lincoln. Si les cyclones vont être enrayés – et elle n’a aucune raison de douter de la parole de Louie et Carla –, les USA vont disposer d’une nouvelle frontière, à savoir la zone qui s’étend entre les montagnes et les nouvelles côtes. Avec un peu de chance, peut-être que les Américains vont à nouveau être exaltés par le concept de frontière…
La semaine prochaine, elle compte bien demander au Congrès de suspendre cette disposition ridicule qu’est le Vingt-Deuxième Amendement. Il ne lui déplairait pas d’être le premier Président depuis Roosevelt à accomplir un troisième mandat car, entre la reconstruction et la nouvelle frontière, le travail ne manque pas.
À la surprise générale, le président des États-Unis éclate de rire, un bol de chili dans une main et une tasse de café dans l’autre. Elle ne cherche pas à expliquer sa réaction. Cela n’a aucune importance. Son discours a eu l’effet escompté : le moral est au beau fixe.