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Elle n’a pas parlé de ses crises de larmes à Karen. Elle sait que celle-ci lui en voudrait de ce pieux mensonge.

Enfin…

Elle s’est levée tôt et, grâce à Dieu, Sa Fatuité Quaz était parti avant son réveil ; elle ne dort jamais durant ses périodes de repos – cette tâche échoit à Synthi, ou plutôt, comme l’a expliqué le psy du net, elle s’endort en tant que Synthi, fait les rêves de Mary Ann, se réveille à nouveau en tant que Synthi, mais c’est Mary Ann qui encaisse les chèques. Un bon plan.

Elle va se laver le visage dans la salle de bains, espérant que cela tarira le flot de larmes. Raté. Ça ne marche plus. Les larmes continuent de couler, comme si elle était destinée à chialer le reste de sa vie.

À quoi t’attendais-tu, Mary Ann ? Ou plutôt Synthi ? Qui es-tu à présent ? Elle interroge son reflet, elle ne sait plus si elle pense à haute voix. Si tu passes le plus clair de ton temps à être quelqu’un d’autre, comment peux-tu savoir ce qui te fait pleurer ?

Elle ouvre le robinet d’eau chaude de la baignoire, puis appelle la réception pour commander un petit déjeuner copieux qu’elle est sûre de pouvoir avaler : œufs, steak haché, patates, le genre de bouffe consistante que Synthi ne consomme jamais, alors que ceux et celles qui se branchent sur elle, la suivant dans l’univers exotique des riches et des puissants, se délectent de plats somptueux qu’ils seraient incapables de se payer ou de se préparer.

Pendant que son bain coule, elle attrape son lecteur et scanne sa bibliothèque personnelle en quête d’un bouquin. Ce qui différencie Mary Ann de Synthi, et cela n’a rien de surprenant, c’est que Synthi ne lit jamais.

Elle se sent presque joyeuse lorsqu’elle se coule dans la masse de bulles et lit la scène de l’auberge de Bree ; elle connaît si bien Le Seigneur des anneaux qu’elle peut l’ouvrir n’importe où et se délecter de n’importe quel passage. C’est peut-être une perte de temps, mais ce temps lui appartient et elle en fait ce qu’elle veut. Elle a toujours sur elle une pile de livres d’histoire et d’ouvrages sur le théâtre, des trucs qu’elle a bien l’intention de lire un jour et d’autres dont elle garde un bon souvenir, mais ces derniers mois elle n’a revisité que Le Seigneur des anneaux, The Once and Future King[6] et Le Portrait de Dorian Gray. Des livres qu’elle a lus au moins dix fois.

Dans une heure ou deux, elle appellera Karen à son bureau.

On frappe à la porte et elle hurle : « Entrez ! » Le groom pousse un plateau roulant, et elle lui demande de l’apporter dans la salle de bains ; il semble mal à l’aise et elle comprend qu’il a dû se brancher sur Rock, Stride ou Quaz, les reporters de Passionet avec qui elle fait équipe, ce qui a dû lui donner l’expérience d’un homme sophistiqué sachant exactement quoi faire de son corps de déesse dans toutes sortes de lieux exotiques. Le Marriott de Point Barrow n’est pas précisément l’hôtel le plus chic de la planète, et sans doute ne s’est-il jamais imaginé qu’il apporterait son petit déjeuner à une Synthi toute nue dans sa baignoire.

Il détourne les yeux ; c’en est presque comique.

— Je suis planquée sous la mousse, lui dit-elle. On voit mon visage en sueur et mes cheveux trempés, mais c’est à peu près tout.

— Ça fait quand même bizarre, répond-il en poussant le plateau vers elle.

— Je n’en doute pas. (Obéissant à une impulsion, elle ajoute :) Je m’appelle Mary Ann Waterhouse, personne ne nous enregistre, j’aime lire des vieux bouquins que tout le monde a oubliés, et j’ai les larmes aux yeux chaque fois que j’écoute La Création de Haydn.

Il recule comme s’il avait peur de se faire mordre. Elle se rappelle ce qu’elle éprouvait, à l’époque où elle avait un vrai boulot, quand elle était entourée d’inconnus susceptibles de la faire licencier.

— Ça ira. Quand vous raconterez à vos amis que vous m’avez servi mon petit déjeuner, dites-leur que je suis une femme comme les autres et citez ces détails pour le prouver.

Elle attrape son sac à main – courant le risque d’exhiber un sein, mais il veille à ne pas la regarder – et lui accorde un pourboire plus que généreux.

— Sur qui vous branchez-vous ? demande-t-elle. Sur Rock ?

Il a un petit rire nerveux.

— Oui.

— Eh bien, si vous voulez me revoir, lui et moi allons faire équipe pendant quelques semaines à partir de ce soir. Quaz s’est vu confier une autre mission.

— Merci, je m’en souviendrai. Euh… puis-je vous demander… lequel préférez-vous ?

Cette question est précisément celle à laquelle elle n’a pas le droit de répondre, mais il est rare qu’elle ait une conversation banale avec un branché et, maintenant qu’elle y pense, cette question est aussi la plus naturelle qui soit. Cependant, elle temporise…

— De quel point de vue ?

— Oh, euh…

Il vire à l’écarlate. De toute évidence, c’est à ça qu’il pense.

— Eh bien… voyons. Quaz est très expert. Stride est un peu le mauvais garçon de la bande, et il est du genre grossier, mais… eh bien, il est vraiment très excité quand on… enfin, vous voyez. Et il sait satisfaire une femme. Rock… eh bien, c’est un type ordinaire, très chaleureux. Je pense qu’il a plus d’affection pour moi que les deux autres.

Le visage du groom est empreint de reconnaissance.

— C’est important pour vous d’être affectueux, n’est-ce pas ? demande Mary Ann en s’efforçant de ne pas paraître étonnée.

L’affection, après tout, ne demande qu’un travail très simple depuis que Petrokin a mis au point sa Méthode de sincérité, il y a vingt ans de cela.

— Oui. Je veux dire, j’aimerais être aussi habile que Quaz ou aussi… vous savez quoi… que Stride, mais cette chaleur que dégage Rock, c’est ce que je… enfin, vous voyez. Je crois que vous me comprenez. Je préfère que les gens m’apprécient pour ce que je suis.

Il se permet un sourire. Le style de ce sourire – sans doute est-ce inconscient de sa part, se dit-elle – est une imitation (en plus exagéré) de celui de Rock quand il applique la Méthode.

Ils bavardent encore quelques minutes et elle lui explique que, oui, elle est bel et bien devenue Synthi Venture après avoir passé une audition, mais elle avait auparavant suivi six ans de cours d’art dramatique, travaillé comme serveuse, actrice à tout faire et gestionnaire de données. C’est une belle histoire, mais en plus elle est vraie, et peut-être qu’il pourra un jour raconter la même s’il devient célèbre.

Après le départ du groom, elle se rend compte qu’elle va dévorer son petit déjeuner. Celui-ci n’est pas aussi savoureux que ceux qu’elle mangeait jadis à trois heures du matin, après avoir joué Oncle Vania, dans un café plein d’amateurs de théâtre, de gauchistes et de clochards cinglés, mais il est nourrissant et nettement moins recherché que les trucs bizarres dont se délecte Synthi. Elle l’achève sans avoir poursuivi sa lecture, puis se frictionne consciencieusement le corps. Lorsqu’elle s’essuie, deux heures se sont enfuies sur les dix que compte sa période de repos.

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6

T.H. White (1958). Un des nombreux romans inspirés par le cycle arthurien, autrement dit la Matière de Bretagne. Sa première partie, L’Épée dans le roc (éd. Joëlle Losfeld), a servi de base au dessin animé Merlin l’Enchanteur. (N.d.E.)