Deux heures plus tard, à la nuit tombante, les bureaux sont couverts de papier et un flot régulier d’instructions est transmis par le net aux officiers fédéraux de tout le pays. Pour l’instant, ceux-ci sont occupés à compter les morts et les disparus, ils ne savent même pas où finit l’embouchure du Mississippi et où commence le golfe du Mexique, mais la machine s’est remise en route. La Réserve fédérale se compose d’un directeur, de huit volontaires issus d’une école de commerce et de quarante ordinateurs ; le ministère de la Défense est plus pauvre en généraux que ne l’était le président Monroe lors de la guerre de 1812 ; les ministères du Commerce, de l’Intérieur et des Affaires étrangères cherchent encore à définir leurs domaines d’intervention… mais le gouvernement est toujours là. Il ne s’est pas effondré.
Et dans les faubourgs de la ville, dans un hôtel situé en bord d’autoroute, l’antenne du FBI à Charleston est devenue officiellement le FBI. Les quatre agents qui le composent, dont un seul était en poste à Washington avant la tempête, planifient leurs activités des prochains jours lorsque leur unique ordinateur émet soudain un bip.
Ils se tournent vers l’écran et découvrent le titre du document qu’on est en train de leur télécharger : RAPPORT SUR L’IDENTITÉ DES TÉMOINS IMPLIQUÉS DANS LES ASSASSINATS DE HARRIS DIEM, DIOGENES CALLARE ET CARLA TYNAN, DÉPOSITION DE CARLA TYNAN.
L’un des agents téléphone aussitôt au ministre de la Justice, qui lui apprend qu’elle a reçu le même rapport. Quelle que soit la nouvelle nature de Louie et de Carla, ils ont conservé un mépris total pour les procédures administratives.
C’est au-dessus de Novokuzneck que l’on trouve le ciel le plus dégagé de l’hémisphère Nord ; il n’y a pas un nuage à l’horizon. John Klieg et Glinda Gray sont sortis pour profiter un peu du soleil.
— Ils nous ont confisqué le site ? demande-t-elle. Sans le moindre dédommagement financier ?
Le ton de sa voix est moins surpris que ne le laisserait croire son propos ; il comprend qu’elle souhaite seulement une confirmation de sa part.
— Tel est hélas le cas. La Constitution américaine – à condition qu’il existe encore une Amérique – nous garantirait une compensation, mais nous ne sommes pas aux États-Unis. La nationalisation est un risque à courir quand on fait des affaires à l’étranger.
— Est-ce qu’ils vont nous laisser partir ?
— Probablement, mais vu la situation, je préfère m’attarder ici encore un peu. Pour le moment, tout le monde nous veut du bien ; avec un peu de pot, nous pourrons nous permettre de regagner les USA une fois que la tempête sera passée.
Il se tourne vers elle et la prend par la main.
— Disons que nous allons goûter de longues vacances – ou une longue lune de miel. Si nous trouvons quelqu’un pour nous marier. Peut-être qu’un Sibérien au casque cornu acceptera d’agiter son hochet au-dessus de nos têtes.
Elle lui jette un regard en coin, dissimulant son visage sous le voile de ses cheveux pour le troubler un peu plus.
— S’agit-il d’une demande en mariage, patron ? Avez-vous connaissance des lois sur le harcèlement sexuel ?
— Nous ne sommes plus aux USA, rappelle-toi.
— Dans ce cas, je vais me sentir obligée d’accepter. Donc, on reste dans le coin, on profite de notre réputation pour accumuler les ardoises dans les hôtels et les restaurants…
— Et comme le gouvernement américain nous paie pour lancer des satellites, nous touchons tranquillement notre salaire. Et avant de devenir trop encombrants, on file à l’anglaise en laissant nos ardoises derrière nous.
— Mais c’est lamentable, Mr. Klieg.
— Je veux. Reparlons un peu des USA. On va reconstruire pas mal de trucs chez nous, ce qui signifie que le bois, le béton et l’acier vont prendre une importance croissante dans l’économie. Il me suffira d’emprunter un peu de fric ici et là – Dieu sait que nombre de banquiers me font encore confiance –, de m’emparer du contrôle de certains de ces matériaux, et la machine se remettra en route. Si jamais j’arrive à acquérir le monopole des usines de ciment ou des entrepôts ferroviaires dans une zone de reconstruction intensive, je vais devenir riche à millions. Et puis, le pays aura tôt ou tard besoin d’un site de lancement de satellites, et j’ai acquis une certaine expérience en la matière.
Elle se blottit contre lui et il lui passe un bras autour des épaules. Bizarre… il sait que nombre de gens ont beaucoup souffert ces derniers mois, que lui-même a perdu un milliard de dollars – battant sans doute un record historique –, mais ça lui est complètement égal. L’important pour lui est de construire, pas de posséder.
— Tu ne désespères jamais, pas vrai, John ?
— Jamais. Tant qu’il existera deux personnes susceptibles de faire quelque chose l’une pour l’autre, je trouverai le moyen de leur servir d’intermédiaire et de prélever mon pourcentage. Les choses vont à nouveau bouger aux USA – les nouvelles frontières y poussent comme des champignons –, et si tu as bien retenu tes leçons d’histoire, tu sais que ce sont les types comme moi qui en tirent tout le profit. Celui qui sait d’où vient son fric sait forcément où il peut en trouver davantage.
Il l’embrasse tendrement.
— Et en vérité, j’ai l’impression qu’on va bien s’amuser ; la routine s’était installée chez nous durant les dix dernières années, une fois qu’on a été assez prospères pour ne plus avoir besoin de lutter. Et si l’année écoulée m’a appris une chose, c’est à aimer ce qui est réel et tangible – comme par exemple toi, Derry, et le temps que je passe avec vous – plutôt que de perdre mon temps avec des brevets aussi abstraits que stupides. Je pense que je vais cesser de m’intéresser à la technologie – c’est un domaine passionnant mais trop volatil à mon goût. Il est trop facile à un entrepreneur de circonvenir les obstacles que je peux dresser sur sa route ; mais si je détiens la seule voie ferrée, ou la seule aciérie, la seule centrale électrique, le seul générateur d’antimatière de la région où il se trouve, il sera ravi de me payer pour en avoir l’usage.
Glinda se serre tout contre lui.
— Mais c’est un vrai discours que tu nous fais là. Et puis, jusqu’à hier, tu disposais du seul site de lancement de la planète…
— Mais ce site se trouvait en Sibérie. C’est pour ça que nous allons retourner en Amérique, ma chérie. Là-bas, personne n’ose te confisquer ton aciérie ou ta voie ferrée.
Ils restent assis un long moment, parlent de tous les préparatifs nécessaires à un retour au pays. Il a déjà accédé au net et constaté que, si Las Vegas se porte à merveille, on ne sait strictement rien de la situation à l’ouest de cette ville. Il a trouvé sa frontière – il lui suffit de s’y rendre, d’installer ses barrières de péage et de se choisir un monopole. Peut-être connaîtra-t-il des années de vaches maigres, mais Derry – sans parler du petit frère ou de la petite sœur qui ne tardera pas à venir – n’aura jamais besoin de travailler, et n’est-ce pas là le but même de la vie – construire un avenir sûr ?
Au-dessus d’eux, le ciel toujours bleu est traversé de temps à autre par un nuage évanescent, impuissant à occulter le soleil, et ils s’attardent comme des enfants pour observer le premier test de lancement : un satellite qui s’élève au sommet d’une colonne de flammes et laisse derrière lui un sillage blanc qui déchire l’azur.
Le sommet est tout proche, et Mary Ann et Jesse marchent main dans la main.
— Tu les sens dans ton esprit ? demande Jesse.
— Carla, de temps en temps. Elle est très sympa, en fait – elle s’excuse toujours de me déranger. Louie est un peu plus brusque, mais je l’aime bien quand même.