Выбрать главу

Elle secoue la tête, essuie ses joues mouillées de pluie.

— Et merde. J’ai tellement ravalé ma colère à l’époque que j’en suis encore furieuse.

Jesse remarque pour la énième fois que ses yeux sont aussi immenses qu’à la XV, mais c’est en grande partie parce que son visage est exempt de graisse – il ne sait pas si c’est dû à un régime ou à la chirurgie esthétique, mais elle a une tête de victime de la famine.

Elle pousse un soupir.

— Et puis, les cadres de Passionet m’avaient déjà à l’œil avant mon départ pour le Mexique. Ils avaient peur que mon esprit rebelle me pousse à faire une grosse gaffe.

» On a fini par arriver à Monte Albán et, coïncidence, le système venait tout juste de tomber en panne – la foudre avait frappé dans les environs et, même s’il n’y avait aucun dégât irréparable, toutes les commandes automatiques étaient inopérantes et les techniciens ont mis un certain temps à les remettre en route et à les alimenter en énergie.

» Je ne sais pas comment te décrire ce lieu ; il faut que tu voies ça par toi-même. Dès que tu entres dans la cité, tu te rends compte à quel point elle est ancienne. Bien sûr, il existe des sites plus antiques en Europe, en Asie et en Afrique, et même plus près de nous, dans le Yucatán… mais ça n’a aucune importance. Le climat, le temps qu’il fait en altitude, les siècles qui se sont écoulés depuis que la cité a été abandonnée… tout cela est bouleversant – toutes ces pierres effritées, cette sensation de désolation. Et depuis la cité, on a l’impression de voir jusqu’à l’horizon et au-delà – on découvre toute l’étendue de ce pays si vert, et les fermes, et les villages, et même la ville d’Oaxaca, et on se demande ce que représente un siècle, combien d’entre eux ont déjà passé, et on pense à tous les gens qui ont peuplé cette ville, qui ont contemplé ce paysage et qui ont pensé… quoi donc ? On ne le saura jamais, mais cette terre n’a pas dû beaucoup changer depuis leur temps.

» Et comme certaines ruines sont assez difficiles à escalader, comme elles forment un ensemble assez chaotique, on comprend au bout d’un temps qu’on n’arrivera jamais à absorber la totalité du lieu, qu’il faudrait une journée entière pour faire le tour de chaque édifice, que l’ensemble est bien trop riche, bien trop complexe – et qu’on ne connaît rien des habitants de cette cité, rien excepté les débris qu’ils ont laissés derrière eux, et les quelques objets retrouvés dans les tombes qui ont échappé au pillage.

» J’étais allée voir ces objets au musée d’Oaxaca – des bijoux en or, des statues de jade et d’onyx, et cetera –, et je retournais mes souvenirs dans ma tête afin de resituer ces objets dans ce lieu. Et il y avait un soleil splendide, la pluie de la veille avait purifié la terre comme l’air, et il y avait ces ombres si nettes, si tranchantes qu’on voit sous les tropiques… Le système n’était toujours pas réparé et je continuais d’explorer les lieux. Puis, quand il est devenu évident que les réparations allaient prendre du temps, je suis montée au sommet de la pyramide sud et j’y suis restée assise durant une bonne heure – Monsieur Belle-Gueule était trop fatigué pour me suivre et prendre des poses –, contemplant ce lieu qui était resté désert pendant des siècles après avoir été habité durant deux millénaires.

» Je me suis sentie libérée de toutes les frustrations que j’avais accumulées depuis mon arrivée à Oaxaca ; elles me semblaient bien dérisoires comparées à ce lieu surgi du fond des âges.

» Je pense que c’est à ce moment-là que mes supérieurs ont pensé que j’adoptais enfin la bonne attitude. Je n’en avais rien à cirer ; mon Dieu, comme c’était beau ! C’était pour voir cela que j’avais accepté d’être relookée en star de la XV – sans parler du fric.

Elle sourit à Jesse, lui jetant un regard en coin qui l’aurait fait fondre s’il ne l’avait pas déjà adoré durant son adolescence.

— Tu as sans doute deviné la suite. On m’a fait savoir que le système était opérationnel et je suis descendue de ma pyramide – comme celle-ci est plutôt haute, j’avais une vue superbe sur la vallée, et mon équipier a eu droit à la plus belle prise de vues que je lui aie accordée, étant donné qu’il faisait lui aussi partie du paysage.

» C’est là que les ennuis ont commencé. Ils ont lancé leurs hologrammes – ceux-ci étaient le fruit de prétendues recherches archéologiques. Je suppose que certains de leurs concepteurs étaient en droit de se dire archéologues… mais nous avons soudain été entourés d’hommes et de femmes vêtus d’habits aztèques ou mayas, sans parler des tenues de barbares à la sauce cliché, en train de s’agiter comme des figurants dans un film de Cecil B. DeMille. Une pincée de von Däniken par ici, une allusion aux ressemblances entre le Christ et Quetzalcoatl pour faire plaisir aux chrétiens, des cristaux et des chamans pour flatter les tenants du New Age, et le mélange classique d’orgies et de sacrifices, le bon vieux couple sexe/violence, pour tous les autres… mais l’ennui, vois-tu, c’est que j’étais allée au musée, j’avais lu quelques livres, je savais que tout ce spectacle était bidon, qu’on ne connaissait presque rien des habitants de cette cité… et tout cela était tellement hollywoodien, c’était un tel salmigondis de modes incompatibles…

Elle laisse sa phrase inachevée, secoue la tête, puis jette un caillou dans un buisson. Elle marche en silence durant un long moment, ralentissant l’allure comme si elle était ravie d’avancer sous la pluie.

— Que s’est-il passé ? demande Jesse.

— Je me suis mise à rire. Ces holos étaient si pathétiques, si stupides, si démagogiques, comme si leurs créateurs avaient voulu épater les gens plutôt que de leur laisser découvrir par eux-mêmes ce lieu magique et incompréhensible… fais-moi confiance, le contraste était du plus haut comique.

» Malheureusement, mon crétin d’équipier avait adoré ces holos. Avant leur activation, le lieu ne lui était apparu que comme un tas de ruines. J’ai complètement gâché l’ambiance que recherchait la chaîne et ça a pas mal déstabilisé notre jeune premier – ce qui est la dernière chose à faire quand on travaille pour une chaîne sentimentale comme Passionet. En outre, notre audience était surtout constituée de branchés souhaitant visiter des lieux exotiques sans pour autant quitter un terrain connu… et ils n’ont pas apprécié ma réaction.

Sa voix est empreinte d’une profonde amertume, comme si la blessure dont elle souffre ne s’était jamais refermée.

— Mais on ne t’a pas virée.

— Non, on m’a accordé une dernière chance. Si je ratais ma mission suivante, le contrat était rompu.

— Et quelle était cette mission ?

— On m’a prêtée à la chaîne Vice, qui m’a fait passer trois mois dans un bordel de Macao. Je portais un autre nom – celui de Synthi Venture représentait un investissement pour Passionet –, mais ça ne faisait guère de différence pour Mary Ann Waterhouse. Après ces trois mois, j’ai été ravie de retrouver mes adonis débiles et de sortir d’un univers qui se réduisait à trois chambres, deux oubliettes et un dortoir.