Jesse ne sait pas quoi dire. Il se rappelle une nouvelle fois que l’âge de Synthi est presque le double du sien ; bon Dieu, quand elle avait son âge, la XV n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements. À l’époque où il a prononcé ses premiers mots… à l’époque où Di le portait sur ses épaules pour l’emmener à un match de foot… Synthi avait déjà… difficile à imaginer.
Elle le prend par la main, lui passe un bras autour de la taille, et il fait de même. Cela ralentit leur allure, mais Passionet n’a qu’à passer deux ou trois pubs, voire de vraies infos, si les branchés trouvent ça chiant.
La pluie diminue visiblement d’intensité.
Louie et Carla : des caresses transmises par dix milliers d’antennes. Ils ont de moins en moins l’impression d’« être » où que ce soit ; leur désincarnation s’affirme un peu plus chaque microseconde. Et cependant, pour des raisons qu’ils ne peuvent préciser en dépit de leur vaste capacité mentale, Louie continue de résider sur la Lune et sur 2026RU, tandis que Carla se confine au net ; ils ont décidé de se contacter mais non de fusionner.
À chaque seconde qui s’écoule, Carla transmet à Louie de nouvelles données et ils se lancent dans des discussions, des analyses et des spéculations apparemment infinies. Les propos qu’ils échangent lors d’une seconde équivalent en quantité à ceux qu’échangeraient mille personnes biologiques en autant d’années ; il leur suffit de cinq secondes pour examiner une idée, la développer et édifier une théorie aussi complexe, aussi contradictoire, aussi riche et aussi universelle du point de vue épistémologique que peuvent l’être la religion chrétienne, l’art, la langue japonaise ou les mathématiques… puis ils l’écartent ou l’incorporent à leur édifice mental.
Il est juste de dire qu’ils s’aiment toujours autant – en fait, plus que jamais, ils sont faits l’un pour l’autre.
Pendant ce temps, Louie accomplit distraitement la mission qu’on lui a confiée. Les frisbees de glace descendent sur le Pacifique, sèment dans les cieux des cristaux qui bloquent la lumière du Soleil ; lorsque les nuages de cristaux approchent du terminateur, il les arrose à coups de maser, les réchauffant de façon à dissocier l’oxygène de l’hydrogène, lequel gaz plus léger s’échappe dans l’espace.
Il lui faut quelque temps pour constater un certain phénomène, mais il se lance aussitôt dans son étude. Pour une raison indéterminée, il prend du plaisir à lancer ses frisbees. Il aurait cru que le plaisir était de nature glandulaire, ou du moins associé à une zone du cerveau, et qu’il ne serait plus en état de le ressentir. Mais bien qu’il n’éprouve plus le besoin d’avoir des relations sexuelles, pas plus que celui de boire ou de manger, il est encore capable de s’amuser, il est toujours amoureux de Carla et il regrette toujours certains épisodes de sa vie.
Mais le plus insondable de ces mystères – il charge toutes les études relatives à ce sujet avant de conclure que personne au monde n’est plus avancé que lui sur ce point –, c’est qu’il est encore capable de rire. En fait, plus ses connaissances s’accroissent, plus il s’éloigne de ce que l’on appelle l’humain, et plus il rit. Il consacre huit ou neuf secondes à cette énigme (l’équivalent d’un siècle de dialogue entre l’Athènes de Périclès et la Séville des califes) avant de conclure qu’elle est insoluble, littéralement incompréhensible, et son rire n’en est que plus long, plus tonitruant.
Carla l’interrompt, écoute ses conclusions, éclate de rire à son tour l’espace de quelques secondes. Puis elle lui transmet certains de ses travaux scientifiques. Elle a conclu que, si l’absence d’ultraviolets dans l’atmosphère entraîne la disparition de certaines espèces, les dégâts seront toutefois limités, et que la disparition de certains habitats sera compensée par l’apparition de nouveaux habitats inconnus à ce jour où pourront se développer de nouvelles espèces – à condition qu’on les laisse tranquilles. Elle a pris le contrôle de toutes les banques de la planète, ce que celles-ci ignorent pour le moment, et va les orienter vers une économie robotisée : les machines fabriqueront les produits nécessaires et indispensables pendant que les gens se livreront aux activités de leur choix.
Et elle a décidé que personne ne touchera aux nouvelles terres humides, qu’il s’agisse de déserts lessivés ou de plaines boueuses.
Ni l’un ni l’autre n’appréciaient leurs semblables, mais ils n’ont que le genre humain à leur disposition et comprennent désormais son fonctionnement beaucoup mieux que par le passé. Louie et Carla Tynan travaillent ensemble, et ils sont comblés.
Il lui pose soudain une question amusante : les gens vont-ils mal réagir à l’idée d’être pris en charge une fois qu’ils auront compris qui s’occupe d’eux et comment ?
Les gens tels qu’ils sont aujourd’hui, peut-être, lui répond-elle, mais quand ils seront en mesure de comprendre la situation, ils auront atteint un tel stade qu’on pourra de nouveau leur confier les rênes de leur destin, à condition qu’ils aient vraiment envie de se soucier de leur économie et de leur politique.
C’est une bonne blague, du moins pour eux, et dix milliers d’antennes résonnent de leur rire. Mais ils s’abstiennent de raconter cette blague à Mary Ann. Quoi qu’il en soit, ils ont tout le temps pour en discuter, plus de temps que n’en a duré l’histoire de l’humanité, avant que les réfugiés n’arrivent au sommet et n’entrent dans Monte Albán.
Alors que Berlina Jameson se trouve blottie au milieu de plusieurs douzaines d’étudiants, un bras passé autour de la taille de Naomi Cascade, elle reçoit un signal de transfert de données et charge plusieurs fichiers dans son ordinateur.
Elle constate avec surprise que certains d’entre eux émanent du FBI et du ministère de la Justice, deux sources auxquelles elle n’est pas censée avoir accès. Une fois le chargement terminé, elle se trouve un coin tranquille et se met à lire.
Elle découvre une série d’instructions aussi brèves que précises relatives aux assassinats récents, et bien que leur teneur trahisse la fragilité actuelle du gouvernement, elles ont au moins le mérite d’exister.
Des témoins activement recherchés, des indices considérés comme capitaux… le procès qui s’annonce sera sans doute le plus important de la restauration, et Berlina réfléchit déjà au numéro de Reniflements qu’elle va lui consacrer – ce que souhaite sans nul doute son informateur anonyme.
Le carrelage est glacial sous ses fesses et elle s’agite un peu pour se réchauffer. Naomi lui apporte un bol de soupe chaude qu’elle avale d’un trait. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est l’acharnement dont a fait preuve le bureaucrate qui a émis ces instructions, car les archives de Washington ont été presque totalement détruites : en ce moment même, Mamie le Président lance un message aux employés des Services postaux, les priant de dresser la liste de toutes les personnes qui recevaient leur chèque de pension à l’ancienne mode, afin que la Sécurité sociale puisse commencer à reconstituer ses bases de données. Une forte récompense est offerte à tous les pirates informatiques disposant de copies illégales de fichiers administratifs : loin de vouloir les poursuivre en justice, le gouvernement souhaite leur racheter le fruit de leurs rapines.
Qui qu’il soit, ce bureaucrate épris de justice a dû mémoriser tout un tas de noms, de dates, de lieux et de numéros de dossiers, puis il a fui Washington pour gagner Charleston, où il s’est empressé de rédiger ces instructions. Elle est littéralement subjuguée : cet homme (ou plutôt cette femme – aux yeux de Berlina, seule une femme a pu faire preuve d’un tel acharnement) aurait fait un journaliste de première.